La fée de Chibron

 

 

 

La fée de Chibron

Conte original de

Françoise Contat

J’ai écrit ce conte en colonie plurielle de la CCAS, près de Signes en Provence, où je restais les deux mois d’été, en recevant, comme conteuse et bibliothécaire, 4 colos de 15 jours soit 4 fois 120 enfants de tous âges.

 

         Julie venait d’ouvrir les yeux. La douce clarté de l’aube, en ce matin du mois d’Août, n’avait pour elle rien d’exceptionnel. Elle se levait toujours très tôt car elle avait peu besoin de sommeil, comme disait sa mère. Elle dormait quatre à cinq heures par nuit et cela lui suffisait. Ce qui était exceptionnel c’était sa présence sur la Côte d’Azur, dans cette colonie de vacances où des problèmes familiaux, de vacances parentales déplacées par les employeurs de ses parents, l’avaient fait échouer pour quinze jours. Elle se glissa dans son short bleu marine et enfila un tee-shirt à rayures bleues et blanches qui la faisait prendre, quand elle se promenait chez elle dans le port de Morgat, tout là-bas à la pointe du Finistère, pour un petit mousse à la recherche d’un vieux gréement.

 

Elle entrouvrit la porte, le couloir était désert. Le panneau autorisant la descente des enfants vers la salle à manger était sur “lune”. Donc interdiction de sortir de la chambre. Elle eût un regard attendri pour ses copines de chambrée endormies et, leur tournant le dos, passa la porte. Il fallait qu’elle sache. En chaussettes et les baskets à la main, elle traversa le couloir. La porte du bâtiment rose ne fit aucun bruit sous sa poussée. Elle était dehors. Un souffle d’air caressa ses cheveux noirs coupés en carré qu’elle dégagea d’un geste machinal de la main. Elle récupéra son équilibre perturbé par le passage de sa deuxième basket en sautillant, puis se mit en route. L’air provençal sentait la sève de pin et la marjolaine. Une voiture passa au loin sur la route et le bruit du moteur résonna sur les collines à la chevelure toujours verte. Un cheval hennit dans la carrière, il réclamait du foin parfumé pour son petit déjeuner. Julie respira profondément et emprunta l’escalier qui menait au bâtiment principal de la colonie abritant les cuisines et le réfectoire. Devant s’étendait la grande cour couverte de graviers blancs.

 

Elle promenait ses dix ans avec allure. Une taille fine mais musclée, un petit menton relevé qui lui donnait parfois un air prétentieux, une bouche mobile faite pour les grimaces et le sourire et des yeux marron virant au vert les jours de colère.

Au bas des marches elle se glissa, comme un chat, dont elle avait la grâce, derrière un buisson de ciste et de genévrier. Là à l’abri des regards elle attendit. Il fallait qu’elle sache.

 

Quelques instants plus tard elle la vit passer devant elle sur le chemin. C’était une femme sans âge. Aux longs cheveux noirs réunis en chignon, au profil droit, aux yeux vifs. Son visage ne portait aucune ride pourtant sa démarche faisait penser à quelqu’un qui a longtemps marché et ses épaules semblaient avoir supporté de lourdes charges. Comme chaque jour elle avait la même robe bleue un peu délavée, aux fleurs passées, brûlées par le soleil. Sur ses épaules le même châle de soie jaune aux franges longues, fines et légères qui ondulaient à chacun de ses pas comme un champ de blé au soleil caressé par le vent. Ce qui avait interpellé la petite fille la première fois qu’elle l’avait vu, c’était ses bras et ses jambes, blancs comme du marbre qui semblaient ne jamais avoir croisé les rayons du soleil.

 

Une fois de plus Julie resta sans voix. Cette femme qui passait devant elle et qu’elle surveillait depuis dix jours, la captivait. L’inconnue venait chaque matin, avant que tout le monde ne s’éveille, passait dans la grande cour de la colonie et, à l’aide d’un long bâton richement décoré, ramassait tous les papiers et tous les déchets que les enfants avaient laissé derrière eux au long de la journée précédente. Puis son travail accompli elle repartait abandonnant sa récolte à la poubelle la plus proche. Au début Julie avait pensé à une employée de l’entretien mais, dans la journée, elle était introuvable. Puis Julie avait fait le tour du centre de vacances à la recherche d’une concierge, mais là encore elle n’avait rien trouvé. Devant ses questions le personnel s’énervait, non cette femme n’existait pas, elle avait dû rêver. De plus, chose étrange, personne ne s’étonnait que la cour soit nettoyée chaque nuit. Tout le monde trouvait cela normal. Voilà pourquoi, en ce matin paisible, Julie guettait l’étrange apparition. Il ne lui restait plus que deux jours pour parler à la femme et élucider le mystère de sa présence avant de reprendre le chemin de Morgat.

 

La première fois qu’elle l’avait vu c’était de la fenêtre de la chambre qu’elle partageait avec Sandra, Sophie et Alexia, alors qu’elle promenait son regard endormi sur l’enclos des poneys. Les autres matins elle l’avait vu en divers endroits de la forêt, toujours se dessinant dans l’ombre des arbres, puis y disparaissant comme engloutie par la garrigue. Un jour, elle avait même eu l’impression qu’elle disparaissait entre les pierres du chemin mais le gémissement de Sandra à son réveil l’avait distraite de son observation et, quand elle avait regardé de nouveau par la fenêtre, il n’y avait plus personne. L’inconnue revenait déjà avec sa moisson de déchets de toute sorte. Son pas sur les graviers blancs était si léger qu’il ne faisait pas plus de bruit que l’envol de la bartavelle entre les vignes au petit matin. Elle posa le tout dans une grande poubelle de plastique noir et secoua avec vigueur son long bâton. Celui-ci se mit alors à scintiller dans un rayon de soleil. Mille gouttelettes de lumière venant s’y accrocher. Julie eût l’impression qu’elle le lavait dans l’astre naissant. Il rayonnait maintenant d’une lumière jaune diffuse et émettait une chaleur profonde. Julie ne pouvait détacher son regard des yeux bleus d’océan de la femme qui se rapprochaient d’elle à la toucher. Quand elle se mit à parler elle faillit s’évanouir, se redressa d’un bond et se griffa cruellement le visage aux épines acérées du genévrier. Avant qu’elle n’ait porté sa main à sa joue la femme l’attirait à elle. Son cœur battait aussi fort que celui du petit martinet noir qu’elle avait ramassé au printemps  précédent dans un caniveau de Saint-Brieuc et  qu’elle avait ramené chez elle, désaltéré, nourri, puis relâché au-dessus de l’océan. Comme elle aurait aimé, en cet instant, être ce fragile oiseau et s’envoler librement.

 

D’une voix douce et calme la femme la rassura. Elle n’avait pas besoin d’avoir peur, elle ne lui ferait pas de mal. Elle allait même lui soigner cette vilaine blessure au visage. L’étrange apparition était devenue réelle. Julie la regarda avec insistance. Elle n’avait plus peur pourtant un petit frisson dans le dos lui assura qu’elle devait continuer à être sur ses gardes. La femme fit tourner son long bâton et en approcha le pommeau du visage de Julie. Il était orné d’une pierre blanche opaque et translucide à la fois, comme du savon à la glycérine. Elle l’approcha de la blessure. Julie écarta son visage douloureux. La femme lui tira sur le bras.  Dans un dernier sursaut, les yeux suppliant, Julie articula quelques mots pour demander ce que c’était. La femme se mit à rire et dit qu’il s’agissait tout simplement d’une pierre d’Alun au fort pouvoir hémostatique qui allait fermer la plaie. Le contact frais de la pierre la surprit et la soulagea. La femme suivit d’une main experte le sillon rouge, sans augmenter sa pression, puis, laissant retomber son bras, sourit à l’enfant. Des milliers de questions se bousculaient dans la tête de Julie, pourtant aucune ne se porta à ses lèvres. Elle n’eut que la force d’articuler un “merci” tandis que l’inconnue disparaissait derrière l’alignement de micocouliers qui bordait la rivière asséchée.

 

Julie se laissa tomber sur le sol couvert de feuilles mortes de houx et de salsepareille. Elle ne sentit pas, sur ses jambes nues, les piqûres, tant elle était absorbée par sa réflexion : comment une “pierre de lune” pouvait guérir une blessure? Elle se mit à pleurer, doucement, sans raison. De grosses larmes de tristesse, d’être loin de sa famille, de ne pas recevoir en cet instant la caresse des mains de sa mère et de ne pas entendre sa voix. C’est à ce moment que Mathieu, un des animateurs de la colonie, la découvrit. Voyant ses larmes et son visage marqué il ne la gronda pas d’être sortie avant l’heure mais l’accompagna jusqu’à la salle à manger en glissant la main sur son épaule comme un grand frère attentif.

 

Une heure plus tard tout le monde s’inscrivait pour les animations de la journée. Nathalie, une animatrice pleine  de joie de vivre proposait une balade le long de la rivière asséchée. Comme l’inconnue avait disparue de ce côté Julie décida de s’inscrire. La matinée était chaude, bob sur la tête et gourde à la ceinture le groupe se mit en marche. Là où le sentier croisait la rivière un dallage de pierre recouvrait le sol humide. Sur la gauche en aval des pierres dressées permettaient le passage à gué en hiver. Comme était en train de l’expliquer Nathalie, la rivière coulait neuf mois de l’année. Les trois mois restant toutes ses eaux étaient captées en amont pour le refroidissement des machines et le tri des particules de la carrière de sable de la vallée. C’est pourquoi ils pourraient remonter la rivière sans danger jusqu’à la falaise. Jolie promenade dans le creux d’une faille rocheuse à l’abri des morsures du soleil. Julie et ses trois amies qui l’avaient accompagné dans cette randonnée marchaient sur les rochers les plus hauts qui encombraient le lit de la rivière sans eau. Ça et là quelques brins de lilas d’Espagne mettaient une touche de couleur rose vif dans le paysage dénudé. Passant un méandre, sur la gauche, une haute roche détachée de la montagne les surplomba. Julie la regarda longuement. Ses yeux se portèrent ensuite sur les parties les plus basses du lit de la rivière comme à la recherche d’une goutte d’eau. Elle marcha un moment dans ses creux les plus profonds. Elle fût bientôt saisie d’une  tristesse infinie. Elle eût la vision d’une rivière morte, tuée par la volonté des hommes. Elle eût la sensation de marcher dans une tombe.

 

Le rire de Sophie la sortit de sa triste rêverie elle venait de trouver dans un creux de rocher du sable fin. Déjà Alexia la dissuadait. Cela n’était pas du sable mais de la sciure de bois d’une finesse extrême. Julie se rapprocha. Des fourmis minuscules avaient décidé de vider la souche d’un arbre pour y élire domicile et elles avaient déposé des particules de bois microscopiques dans un creux de rocher à l’abri du vent installant une plage de bois fin et ambré.Tandis que le groupe s’éloignait Julie prit dans le creux de sa main, une poignée de poudre blonde et la laissa glisser entre ses doigts. La poussière caressa l’air un instant comme suspendue entre deux mondes puis, poussée par un souffle d’air, se répandit devant Julie créant une silhouette de femme qui ressemblait étrangement à l’inconnue du matin. Saisie, Julie jeta le reste de sciure sur le sol et rejoignit le groupe à la hâte.

 

La rivière serpentait maintenant au cœur de la colline entre le plastron blanc des falaises de calcaire compact. Parfois des “bancaou” de pierres sèches posées par les hommes, guidaient l’eau invisible vers le lit du torrent. A ces constructions on pouvait se rendre compte à quel point l’eau leur avait été précieuse. Un pommier aux fruits jaunes et minuscules subit les assauts des enfants. Avant que Nathalie ne réagisse ils crachaient tous la chair amère des pommes sauvages, à grand bruit. Un des enfants qui menait la marche se mit à crier qu’il y avait une grotte. Tout le monde pressa le pas.  Au-dessus d’une marmite de géant, encore encombrée des pierres qui l’avaient sculpté, un trou vertical et circulaire creusait la roche. Les enfants se hissèrent jusqu’à l’excavation. Une fois leurs yeux habitués à la pénombre, ils découvrirent un trou, de la taille d’un ballon de basket, qui s’ouvrait au-dessus d’eux. Comme le souterrain creusé par un long serpent qui serait venu des profondeurs noires de la montagne. Le sol de la grotte était jonché de petits morceaux de bois polis. Cette usure dénotait de la violence avec laquelle ils avaient dû être entraînés par les eaux dans le dédale des galeries. Chacun voulait rapporter le sien et les poches étroites des shorts prirent des formes rondes ou pointues selon le bois choisi. Ceux qui en voulaient plus les roulaient dans leur tee-shirt et coinçaient le tout par un nœud qui déformerait le vêtement de façon irréversible. Mais que leur importaient quelques morceaux de coton quand un trésor était devant eux. Ils commentaient formes et couleurs, imaginant déjà leur utilité sur le bureau de leur chambre ou sur le bahut du salon.

 

Soudain un après l’autre les regards se tournèrent vers Julie. Elle avait grimpé le petit enchevêtrement de rochers qui surplombait la grotte et se tenait debout sur le plus haut. Les jambes légèrement écartées, les bras ballants inutiles, elle regardait vers le ciel, “tétanisée”. Nathalie, demandant aux enfants de ne pas bouger, se précipita. Elle vola de roche en roche faisant rouler ses muscles longs de sportive accomplie et se retrouva en quelques instants près de Julie qu’elle enlaça. Puis elle leva les yeux. Le groupe plus lent se rapprochait. Un large cirque rocheux, s’ouvrait devant elles. Le fond en était couvert de fleurs de chèvrefeuille d’un blanc rosé au parfum subtil et léger. Tout autour de l’espace plat, des figuiers à l’ombre bleutée étiraient leurs larges feuilles et suintaient d’une odeur forte de sève mielleuse. Au-dessus, dominant tout, une falaise en cirque d’au moins vingt mètres de haut, offrait au soleil ses roches lisses et dénudés. Le groupe s’avança et fit cercle autour de l’animatrice et de Julie. Ils contemplèrent alors, en silence, le merveilleux spectacle. Le temps s’était arrêté. L’air ne bougeait pas une feuille. Bientôt tous les yeux se tournèrent vers le point que fixait Julie.

 

Au centre de la falaise un petit rocher  avait capté l’éclat du soleil et jouait avec sa lumière. Il formait le bout d’une tige de roche et, à son côté, une forme de femme se dessinait dans un rocher blanc comme le marbre. Sa silhouette était longue et fine. Elle paraissait vêtue d’une longue robe de moire bleue tant le rocher s’irisait par endroit. Des fougères aux reflets d’ocre jaune, ondulant sous la caresse d’un fin zéphyr, semblaient la draper comme un châle. Un nuage passa éteignant le rocher, chacun retint son souffle. Quand la lumière revint tous virent un léger filet d’eau qui suintait de la roche mais plus rien de la femme aperçue. L’instant magique était passé.

 

Aussitôt un ballon vola et un groupe de garçons entama une partie de foot. Quelques filles décidèrent de ramasser des fleurs. Les plus petites demandaient l’aide de Nathalie pour ouvrir les gourdes. Seule Julie s’écarta du groupe et se rapprocha de la muraille. Du regard elle suivait le filet d’eau entre-aperçut.  Quelques éclats de soleil signalaient encore sa présence. L’eau descendit le long de la tige de roche puis disparut dans une faille. Julie se hissa sur un talus de sable et de galets, tendit le bras vers la saillie de pierre qui terminait la faille et ouvrit la main. Une goutte d’eau tomba dans sa paume sans bruit. Elle ferma la main et  s’éloigna. Dans un creux de rocher de la rivière sans eau, à l’abri des regards, elle ouvrit sa main. La goutte d’eau se transforma alors, sous ses yeux émerveillés,  en une délicate “pierre de lune”. Elle la tourna et retourna dans ses doigts. Elle était en tout point semblable à la pierre qui avait soigné sa blessure. A l’appel de l’animatrice pour la distribution du goûter, Julie glissa son trésor dans la poche de son short.

 

Sur le chemin du retour, Nathalie proposa aux enfants de ramasser dans le lit de la rivière tous les déchets qu’ils pourraient y trouver. Par tradition, tous les enfants des colonies successives faisaient de même. Ainsi la petite rivière était toujours propre. Nathalie ajouta que s’ils entretenaient la nature celle-ci le leur rendrait un jour. Julie caressa la pierre de lune au fond de la poche de son short. La nature lui avait déjà fait un cadeau et elle sut, en cet instant, qu’elles se protégeraient toujours l’une l’autre.

 

FIN

 

 

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