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L' obole de Charon

 

L’OBOLE DE CHARON

à Jean-Roger Roland - Conteur

Un conte de Françoise Contat

 

Je dois reconnaître que cette histoire, on ne me l'a pas racontée.Lobole de charon 001

Un jour, dans une caverne circulaire, j'étais en observation à l'étude d'une nuée de pinsons. Je m'étais cachée à leurs yeux, derrière une cascade de lierre bicolore. Je les regardais, tout à mon aise, oubliant mon carnet de note et mon appareil photo, absorbée par leur comportement.

Ils étaient agités, plus qu'à l'ordinaire, les femelles, surtout, ramenaient dans leur bec, des pétales de fleurs. Elles pénétraient le long de la paroi, sous le couvert du feuillage, chargées de ces curieuses emplettes. Vers midi, le silence se fit et deux colombes immaculées descendirent.

Les ailes tendues vers l'arrière, elles restèrent un instant en vol stationnaire, face à une brèche dans le feuillage. Avec des battements d'ailes précis, centimètre par centimètre, l'une après l'autre vinrent se poser dans le léger treillis de feuilles et de branches, le faisant plier sous leur poids. Elles entrèrent par la brèche dans un silence impressionnant.

Je m'approchais, piquée de curiosité, m'attendant à déclencher une panique générale. Rien ne se passait.

Je glissais alors mon regard sous le couvert de verdure. L'obscurité était totale. Seules ça et là, quelques gouttes de soleil irradiaient une clarté diffuse. Deux taches de velours blanc attirèrent mon attention. Deux taches, qui bougeaient, qui parlaient, et tout autour, dans la grotte immense, sur un parterre de pétales de fleurs aux mille couleurs, des milliers d'oiseaux. Des milliers d'yeux qui regardaient les colombes, des milliers d'oreilles qui les écoutaient.

Qui écoutaient ceci..............

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Ils sont cinq à descendre sur les marches de fer, vertes et vibrantes. Cinq, cette nuit là. Cinq, dans ce gouffre là. Cinq ombres que la nuit enveloppe.

Le premier marche d'un pas pressé, comme impatient. Son dos est voûté, l'âge a fait son oeuvre. Pourtant, de lui émane une paix intérieure, un repos. Le second a l'allure fière et noble, son pas est sûr et ne faiblit pas. Le troisième porte une robe pourpre, brodée d'or. Son corps lourd tressaute à chaque mouvement.  Le quatrième a des décorations sur la poitrine et la fourragère de la gloire à l'épaule. Le dernier descend en regardant autour de lui, observant chaque détail. Tel un plongeur, il descend dans le gouffre en respectant chaque palier, comme pour se nourrir de tout ce qu'il y voit.

Du ciel étoilé, cercle d'un bleu profond à plus de cent mètres de haut, descend un rayon de lune qui frappe le fond du gouffre, dans sa partie la plus secrète. Chaque ombre, suivant son chemin, est obligée de passer dans cette lumière, avant de pénétrer dans les entrailles de la terre, une grotte noire où l'on ne peut entrer que courbé.

Le premier homme se glisse dans le rayon de lumière sans crainte. Le second s'y attarde quelques instants. Le troisième s'y pavane, faisant tourner son manteau pour accrocher aux broderies d'or les éclats de la lune. Le quatrième salut et disparaît dans l'ombre. Le cinquième hésite, touche la lumière de sa main, lève les yeux vers sa source, et offre à la clarté son dernier souffle. Avant de disparaître dans la grotte, il se retourne.

Alors, descend, dans le rayon de lune, une femme tout de blanc vêtue. Elle se met à jongler avec trois balles invisibles. Je ne dis pas qu'elle fait semblant, je dis qu'elle jongle avec trois balles irréelles. Soudain, la balle, qui est montée le plus haut dans la lumière, ramène avec elle une colombe immaculée. La seconde balle, une autre colombe, la troisième balle, une autre colombe. La femme se met à jongler avec les oiseaux blancs. Elle les repousse un à un vers le ciel, et toujours, les oiseaux reviennent heurter ses mains dans un bruissement d'ailes. Et toujours, ses mains les guident vers le ciel, rythmant, de ses ordres silencieux, le vol harmonieux des oiseaux. L'homme détache à regret son regard; et courbant la tête, pénètre dans les entrailles de la terre.

Ils sont tous les cinq dans une grotte où coule une rivière souterraine. Les concrétions fluorescentes rendent l'éclairage inutile. Une barque est à quai. Debout tenant une corde attachée au taquet de proue, CHARON, le passeur.

Comme vous voyez, Messieurs, dit-il, cette barque est toute vermoulue et fait eau de toute part. Qu'elle penche d'un côté ou de l'autre, elle va chavirer et couler, et voilà que vous affluez avec, chacun, un tas de bagages.

- Que devons-nous faire, demande un des hommes.

- Il vous faut embarquer tout nu, à peine ma barque pourra-t-elle, même ainsi vous recevoir.

HERMES, le messager des dieux parait.

- Toi, le premier, qui es-tu ?

- Je suis celui qui va rejoindre celle qu'il aime. Je rejette volontiers mes années passées à attendre pour la revoir et mon grand âge dans l'eau du fleuve.

- Embarque.

- Toi, qui es-tu ?

- Je suis le héros, n'entends-tu pas les lamentations, là-haut sur la terre, qui saluent mon départ ?

- Dépouille-toi de ta beauté, de ta chevelure épaisse, de ta fierté, de ton orgueil. C'est bien monte maintenant.

- Toi, à l'imposant manteau pourpre, qui es-tu donc ?

- Je suis le tyran. Je suis dans mon costume d'apparat.

- Dépose tout cela, rejette aussi ta cruauté, ta folie, ton insolence et ta colère, elles surchargeraient ma barque.

- Soit, me voici nu.

- Embarque, à présent.

- Toi le quatrième, qui es-tu, homme armé, porteur de trophées, la poitrine couverte de décorations?

- Je suis le soldat vainqueur.

- Jette tes trophées à terre. Chez HADES, c'est la paix, et tu n'as pas besoin d'armes. Embarque.

- Et toi, dans l'ombre de la pierre, qui es-tu ?

- Je suis le conteur, HERMES, toi, le Dieu de l'éloquence, comment ne m'as-tu pas reconnu ?

- Dépose...soit embarque, tu n'as rien à déposer.

CHARON délie les amarres et laisse le courant emporter la barque. Le fleuve va en se resserrant, la lumière en diminuant. Parfois, le passage est si étroit que bâbord et tribord heurtent les parois de la grotte. Vient, ensuite un lac où, tombant du plafond, mille gouttelettes gelées vous transpercent le corp et cœur. Puis l'ombre à nouveau, un boyau sombre à la nuit totale, où seul le bruit de l'eau vous accompagne.

La lumière revient.  La traversée s’achève. CHARON saute de la barque sur le quai du pays d'HADES et tient l'amarre entre ses doigts. HERMES aide les passagers, un à un, à mettre pied sur le quai. Ce faisant, ils paient leurs passages d'une obole.

Le dernier à passer est le conteur. A l'instant, où il va prendre la main de HERMES et poser le pied sur le quai , un tumulte se fait entendre. Tous se tournent vers le bruit qui vient de l'amont de la rivière, du boyau sombre d'où ils sont sortis.

De l'étroit passage jaillit une nuée d'oiseaux. Les hommes se protègent le visage. HERMES hurle attaqué par les becs acérés. CHARON se cramponne à sa corde. La barque tangue. Le conteur déséquilibré chute sur le caillebotis de fond, en laissant échapper sa pièce d’une obole, qui tombe sur le quai où elle résonne de son bruit métallique.

N'attendant que ce signal, les oiseaux s'emparent de la barque et l'entraîne à contre courant. CHARON n'a pas laché la corde. Elle glisse entre ses doigts et malgré ses efforts pour la retenir, malgré la morsure de la corde, malgré la brûlure, la corde lui échappe.

L'homme, au fond de la barque fragile, est entraîné par les oiseaux fous, à une vitesse vertigineuse, dans le boyau sombre à la nuit totale, à travers le lac où chaque goutte venant du plafond le transperce avec plus de douleur. Par le passage étroit heurtant bâbord, tribord, laissant à chaque choc, un peu de la coque, que l'homme ressent comme autant de morsures. En débouchant dans la grotte du départ, les oiseaux lachent la barque qui continue sa course folle et vient se briser sur les rochers souterrains dans un fracas épouvantable. L'écho en résonne longtemps sous les voûtes et dans les eaux du fleuve.

L'homme étourdi s'appuyant sur la paroi laisse ses jambes l'emporter, faire les quelques pas qui le séparent de la lumière.

Au dehors, le rayon de lune a disparu. Il a fait place à la clarté diffuse du soleil. L'homme ébloui, cligne des yeux et croit apercevoir des oiseaux blancs. Sa main se pose sur la rampe de fer froide, le long des marches vertes et vibrantes. Il ne la lâchera plus jusqu'au sommet du gouffre, palier après palier, la remontée s'effectuera.

Je laissais retomber le rideau de verdure. Honteuse d'avoir permis à mes oreilles indiscrètes de capter cette histoire.

Depuis ce jour, je suis hantée par l'ombre de CHARON, au bord du STYX, faisant passer cette pièce d'argent attique d'un doigt à l'autre, inlassablement, à la manière des magiciens. L'obole de l'homme qui a payé son passage d'avance.

 FIN

 

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