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Rêve de femme

 

 

Rêve de femme

F. Contat

(1)Orthographe fantaisiste pour un mot signifiant « oui » dans plusieurs langues dont je ne connais ni le symbole, ni l’idéogramme, ni la graphie. Quand elle le prononce, la femme se tient les mains jointes, le buste légèrement penché vers l’avant.

Hay(1) dit la femme en inclinant la tête

 

Debout, au bord de la falaise, le menton relevé d’un air de défi, le regard porté vers l’horizon, elle regarde la mer tordue par la tempête. Sa longue jupe couleur de terre moissonnée frappe ses cuisses et ses mollets. Son caraco de lin, aux entre-deux brodés, moule sa poitrine galbée qui se soulève régulièrement. Ses longs cheveux bouclés, défaits, d’un acajou parsemé de fils d’argent, tourbillonnent sous les rafales. Un long frisson lui parcours le dos tandis qu’elle cligne des paupières les yeux irrités par le vent sableux.

 

En dessous la mer s’étend, immense, incontrôlable, inassouvie. L’arc de l’horizon se devine avec peine tant la limite entre le ciel et les eaux est confondue. Sous le regard de la femme des zones sombres, habitées d’algues mouvantes, contrastent avec les fonds sablonneux clairs. Plus loin elle aperçoit des rochers à fleur d’eau où se forme une écume blanche aussitôt engloutie. Plus loin encore elle imagine des gouffres profonds et mystérieux. Puis son regard embrasse avec amour la masse grise, argentée, métallique de l’eau qui danse et garde ses secrets. Les profondeurs qui abritent des calamars grands comme des maisons, des méduses aux fouets mortels et des mammifères chanteurs au corps léger. Les abysses où des poissons préhistoriques se passent de la lumière du soleil et vivent l’inconnu.

 

Elle ne bouge pas, elle écoute le vent. Il souffle du nord, il est froid et il parle.

 

Des hordes de barbares, venant des terres gelées descendent des collines. Ils égorgent les enfants dans les bras de leurs mères hurlantes. Violent les jeunes filles et les laissent étranglées ou mutilées sous les porches des maisons. S’amusent de l’agonie des vieillards les membres coupés, le ventre ouvert.

 

Demain les conquérants habiteront un pays dévasté où la haine grandira comme un figuier étrangleur, racines hors du sol pour puiser sa force jusque dans l’air irrespirable. Mais peu leur importe, ils seront vainqueurs !Le blé couché dans la plaine fertile a été piétiné avec indifférence et mépris. Il ne sera jamais moissonné ni moulu. Le pain ne lèvera pas cette année.

 

La femme ouvre les yeux, lève doucement les bras, les paumes relevées en signe de supplication. Le ciel, d’un bleu intense, étire indifférent ses cirrus chargés de cristaux de glace jusqu’au bout de l’horizon. Elle crie. Ses mains ne sont que plaies. Les doigts ont été arrachés. Seul, l’anneau nuptial, tressé d’or fin, accroche un éclat de soleil. Le sang coule le long de ses poignets et vient souiller de carmin la dentelle tremblante des manches de son corsage. Pourtant elle ne ressent aucune douleur. Alors, joignant ses mains mutilées, elle penche légèrement le buste vers l’avant.

 

-Hay ! Dit la femme en inclinant la tête, et la vision disparait.

 

Un vertige la prend, mais des embruns lui fouettent le visage et la réaniment. Elle met un genou dans la boue humide. La longue jupe couleur de terre moissonnée se mouille de quelques gouttes froides qui pénètrent le tissus et s’étalent en larges taches brunes. Elle écoute le ressac qui frappe la falaise en cadence et se laisse porter par ce rythme régulier et lancinant, puis respire profondément l’air iodé chargé de parfums pénétrants venus des terres lointaines. Les yeux clos elle sent le vent, il souffle du sud et réchauffe la terre.

 

 L’odeur âcre de la sueur des mercenaires se mêle au salpêtre, au souffre et au bois brûlé. La poudre a parlé, elle mène sa danse sauvage. Les porteurs d’uniforme se trainent dans la boue des marais, jaillissent des forêts et exterminent les habitants terrorisés. Des relents d’essence, de métal chauffé, de caoutchouc fondu emplissent l’air fétide. Les soldats clouent les nourrissons aux portes des églises. Ils désaltèrent de leur urine les enfants assoiffés. Ils nourrissent de leur sexe les amoureux agonisants. Ils lient les jambes des accouchées et se délectent de leurs cris dans les affres d’un enfantement avorté. Ils ont tout détruit.

 

Demain ils n’auront même pas un champ, même pas un arbre, même pas un espoir. Mais que leur importe, ils hurlent de joie et se congratulent. Ils ont gagné. Les fruits ne viendront pas sur les arbres brûlés, le poisson pourrira sur les claies, le sel souillé par leurs bottes ferrées retournera à la mer. Le ventre de la famine grossira cette année.

 

La peur lui prend le ventre, le gout du sang lui vient à la bouche et lui donne envie de vomir. Un filet rouge s’écoule de ses lèvres entrouvertes que tout frémissement a quitté. Il descend le long de sa joue, car elle a légèrement penché la tête sur le côté, et vient se perdre près de son oreille. Le rubis qui la perce miroite un instant ente sa chevelure de soleil couchant. Ou est-ce un diamant de sang rougi ? Elle soulève les paupières, essuie machinalement son oreille. Soudain ! Un cumulus en forme d’enclume géante, digne de Pluton, fait disparaitre le soleil.

 

-Hay ! Dit la femme en inclinant la tête, et la vision disparait.

 

Ses deux genoux sont à terre. Des coquelicots parasitent son caraco de blé mur qui protège, maintenant, une poitrine haletante. Des mèches éparses adhèrent à son front moite, tels les serpents de la Gorgone voulant l’étouffer. Le vent redouble de force. Au pied de la falaise le ressac s’est amplifié. Les vagues frappent avec plus de violence la paroi calcaire zébrée d’argile qui s’effrite pour payer son tribut. L’écume monte vers elle, bave moussante issue de la bouche vorace du chien Cerbère.

 

Elle vacille un instant, comme désarçonnée d’un cheval invisible. Les mains à plat posées sur les genoux elle se cambre puis, d’un geste de la tête, revoie la masse imposante de sa chevelure dans le sens du vent et lui fait face. Il est si fort et soulève tant d’embruns qu’elle cligne des yeux et les mouille de larmes. Il souffle de l’est, là où le soleil se lève et porte avec lui l’espoir d’un jour nouveau.

 

Le roulement des armées en marche empli le ciel. L’orage des combats gronde et fait vibrer la terre. Le choc sourd des armes, le croisement du fer,  l’éclatement des obus sont un ouragan de violence et de mort. Les blessés agonisent des jours entiers abandonnés de tous. Meurent de faim, de froid, souillent leurs blessures de leurs déjections dans la boue des rivières en crue. Maudissent leurs ennemis et leurs amis dans l’indifférence des poignées de mains et des cérémonies officielles de remises de médailles. Les prisonniers torturés abandonnent la lutte contre la douleur et meurent l’estomac éclaté par la peinture, les membres démis, les yeux crevés ou brulés. Les vainqueurs hériteront d’un peuple mort et d’enfants survivants au regard vide. Victoire !

 

La nature paiera elle aussi son tribut au vainqueur. Basse ou haute cour crèvera enfermée dans des enclos. Braillant, meuglant un peu de son, de foin ou une traite impossible. Les cadavres qui jonchent le sol ne savent plus soigner, panser, chérir. Le vieil homme échappé du massacre ne peut que pleurer sur ses mains vides. Victoire !

 

La haine ne grandira pas. Juste le désespoir. Celui qui permet à l’enfant de marcher, pieds nus, le regard fixe, sous le rire moqueur des gardes, vers la porte ouverte du fort, ses mains dans les poches abritant deux grenades dégoupillées.

 

Les bruits et les cris ont éclaté dans sa tête. Seul témoin de ce drame un filet de sang vermeil glisse de son oreille. Il est si épais qu’il semble descendre au ralenti le long de son cou tendu comme un arc. Le voilà qui remplit le creux que ménage la clavicule quand le dos se voute. Ainsi guidé il finit par créer une rivière qui se perd au creux de ses seins. Le ruban de satin blanc qui ferme son caraco n’a même pas été touché par cette encre indélébile. Il s’enroule en une ganse savante et se laisse mourir en deux bras légers.

 

Une bourrasque soudaine qui se rêve tornade, soulève des branchages enchevêtrés. La femme tente de se lever pour quitter le promontoire rocheux et se mettre à l’abri, mais une branche propulsée par le vent la frappe à la tempe d’un coup sec. Elle s’écroule.

 

La vision disparait.

 

Elle s’est évanouie sur la terre détrempée. Quand elle revient à elle l’orage a cessé. La terre sent l’humus et le champignon. Quelques gouttes oubliées tombent des arbres à intervalles réguliers. Elle se traine jusqu’au bord de la falaise. Là, le corps arc-bouté comme une sirène échouée sur une grève hostile, paupières rétrécies, elle regarde le mirage des eaux. La masse mouvante ne s’est pas calmée. Elle palpite, respire, se meut, lave incandescente à l’aspect refroidi, elle attend. Le vent est à l’ouest et porte le couchant aux couleurs irisées dans ses flancs.

 

A une portée de flèche miroitent les boucliers des armées conquérantes. Les lances, les javelots, les épées, les sabres, tout ce qui coupe, perce, pourfend étincelle au soleil. Les casques emplumés, les coiffures ornées, les heaumes rutilants désignent les glorieux responsables des tueries programmées. Les chevaux écument, piaffent et, poussés par leurs cavaliers, se jettent dans la bataille. Les morts se tairont et les survivants crieront victoire. Ils arboreront fièrement la gloire des carnages, le succès des tueries.

 

Ils se sont passés de la douceur des bras de leur épouse, de la fraîcheur de la couche conjugale, du rire de leurs enfants, des conseils des anciens, de l’amour de leur mère. Ils se sont passés des repas entre amis, des discussions enflammées, des plaisirs de la musique et de la poésie. Ils ont oublié tout ce qui les faisait vivre avant.

 

Le ressac infernal de la troupe macabre semble grossir, de part et d’autre, à chaque phase du combat. La marée humaine se déploie, cible mouvante, attaquant à l’affut. Elle s’étale, s’étend, se répand vers le nord, l’est, le sud, l’ouest. Aussi loin que se porte le regard de la femme la masse enfle, grossie, bouillonne. Une vague monte des profondeurs. Elle atteint bientôt une hauteur incommensurable. Les bords s’assèchent. Le centre s’élève. On dirait que la mer veut abandonner le creux que la terre a ménagé pour elle et remonter au ciel qu’elle a mis quarante jours à quitter.

 

La femme tremble, la lumière trop intense la brûle comme un feu de forêt. Elle se prend la tête à deux mains, les doigts glissés dans sa chevelure abondante, pour la tirer en arrière et en même temps elle de penche en avant et incruste son visage dans le sol. Déséquilibrée elle bascule sur le dos, ses yeux s’ouvrent, ils n’ont plus de larmes.

 

Le grondement des eaux s’atténue, s’apaise et se calme.

 

Elle halète un instant, comme au sortir d’un cauchemar quotidien. Tous les stigmates ont disparu. Seule persiste la nausée habituelle. Comme un dégout latent de l’odeur du vent, comme un refus inconscient du tumulte des eaux, comme une peur profonde de la lumière aveuglante.

 

L’homme qui porte l’anneau tressé, son époux, s’approche d’elle et lui dit :

-« Femme tu es encore à rêver au bord de la falaise. Tu sais bien que tes rêves ne sont que des chimères. Ils ne se réalisent jamais. Vas ! Tu as à faire.

 

La récolte est à moissonner, le blé à moudre, le pain à cuire.
Les fruits sont à conserver, le poisson à sécher, le sel à blanchir.

La volaille à nourrir, les bêtes à surveiller, les vieux à soigner.          
Le linge à laver, les repas à réparer, le lit à border

Et les enfants à mettre au monde !

 

Femme ne rêve pas ton travail t’appelle ».

 

-Hay ! Dit la femme, joignant les mains et penchant le buste en avant. Hay !

 

FIN

Peut-être vous êtes-vous douté que je déteste la guerre …….. F. Contat


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