Les trois fileuses
Les trois fileuses
D’après un conte des frères Grimm
Les Belles Dames
Les trois fileuses
Françoise Contat
D’après un conte des frères Grimm
A Denise
Il était une fois, une fille prénommée Rode, qui était jolie comme un matin de printemps. Ses lèvres nacrées faisaient penser à un coquillage, ses mains douces et blanches palpitaient comme deux colombes et ses petits pieds délicats donnaient l’impression de ne pas toucher terre quand elle marchait.
Rode était paresseuse comme le chat qui s’étire au soleil et ne sait que laper son lait. Sa mère avait beau la sermonner ou la punir, elle ne parvenait à rien avec elle. Elle ne voulait jamais l’aider ni au filage du lin qui était son activité principale, ni à toute autre tâche dont les filles s’acquittent. A la fin, la mère perdit patience et s’emporta, d’une colère si grande, qu’elle battit sa fille. Cette dernière réfugiée dans un coin de la salle principale de la maison poussa des cris et des pleurs tels qu’ils s’entendirent jusqu’au chemin du village.
La reine Almodis de la Marche, femme de Pons, comte de Provence et de Toulouse, passait avec son équipage. Elle entendit ces pleurs et ces gémissements et fit stopper les chevaux.
En se penchant par la fenêtre ouverte, elle demanda à la mère, pourquoi sa fille pleurait à en ameuter ainsi tout le voisinage. Honteuse d’avoir à déclarer la paresse de sa fille, la mère déclara en s’inclinant:
- C’est que je n’arrive pas à lui faire lâcher son fuseau ! Votre seigneurie. Elle est là qui file, qui file sans arrêt et moi je suis démunie et je ne puis lui fournir assez de lin.
-Je n’aime rien tant que le bruit du rouet qui tourne, dit Almodis de la Marche, et je me plais à entendre filer. Laisse ta fille venir avec moi au château. J’y ai du lin en quantité et elle pourra ainsi filer autant qu’il lui plaira.
La mère fut bien aise de cette solution tant son cœur était contrarié par l’indiscipline de son enfant. La comtesse emmena donc la jeune fille.
Quand elles arrivèrent au château, la comtesse Almodis conduisit Rode dans la tour haute. Là était une salle qui du plancher au plafond étaient remplie de bottes de lin. Elle lui dit :
-Tout le lin que tu vois là, tu vas le filer à présent. Quand tu auras fini, tu auras une récompense. Si démunie que sois ta mère, je n’y prendrais pas garde, par ton zèle et ta persévérance tu constitueras ta dot.
Rode en eut froid dans le dos. Le bas du mur de la salle était couvert de fagots de lin fraîchement cueillis. D’autres fibres entreposées, restées vingt jours pour le rouissage sur pré humide rendaient une odeur âcre. Sur le côté des écheveaux de filasse tordue, déjà passés au « braque », s’entassaient sur des portants.
Tout le lin qu’il y avait là, jamais elle ne pourrait réussir à le filer. Même si elle vivait pendant trois cents ans, même si elle travaillait sans s’arrêter du matin au soir et du soir au matin, même si ……. Que faire !
Elle n’en laissa rien voir, mais dès qu’elle fut seule, elle se mit à pleurer et resta trois longs jours dans ses larmes sans seulement bouger le petit doigt.
Le troisième jour, la comtesse Almodis, impatiente, se présenta à la porte et fut très étonnée en voyant que Rode n’avait rien fait du tout. La jeune fille gênée, s’excusa en prétextant que le chagrin d’être loin de chez elle et surtout de sa mère, l’avait troublée et empêchée de se mettre à l’ouvrage. La comtesse Almodis se contenta de cette explication mais au moment de s’en aller, elle se retourna et lui dit :
-Demain il faut que tu commences à travailler, fillette, si tu veux ta récompense !
Rode baissa la tête car elle ne pouvait plus parler. Elle venait d’apercevoir le jeune et beau seigneur Raymond qui la regardait, caché derrière sa mère.
Dès qu’elle fut seule à nouveau, Rode se demanda désespérément comment elle allait se tirer de cette affaire et quel moyen elle pourrait bien utiliser, mais elle ne trouvait rien. Toute à son angoisse, elle alla jusqu’à une des fenêtres de la salle. Dans une petite cour intérieure, le seigneur Raymond était avec son précepteur. Elle se pencha pour le regarder à son aise et, ce faisant, elle fit tomber quelques poussières de pierre. Il leva les yeux et lui offrit son plus beau sourire. Soudain timide, elle fit un petit signe de la main mais l’enseignant rappela, à sa lecture, son élève distrait.
Dépitée elle se rendit à l’autre fenêtre, celle qui donnait vers la cour basse. Il y avait là moult serviteurs qui s’affairaient, tout de suite son regard fut attiré par trois vieilles femmes qui approchaient.
Elle se mit à pleurer si fort qu’elles levèrent la tête. Rode se mit alors à gémir de plus belle :
-Que je suis malheureuse ! Que je suis malheureuse !
Émues, les vieilles femmes lui demandèrent la raison de tant de chagrin. Rode se plaignit de son affaire avec fortes explications. Aussitôt les trois vieilles femmes lui proposèrent leur aide. La jeune fille se précipita dans les escaliers de la tour pour venir leur ouvrir la lourde porte de bois.
Rode fit entrer les trois femmes et leur aménagea une place dans la première salle où elles s’installèrent et se mirent aussitôt à filer le lin. La première mouillait le fil de sa salive et de sa langue la seconde le retordait et l’égalisait avec le pouce dans le creux de sa main et la troisième tirait sur la fibre et faisait tourner le rouet. À chaque fois, c’était un écheveau entier qui tombait sur le sol.
Les trois femmes lui proposèrent de lui montrer comment faire mais elle déclina leur invitation d’un geste en disant :
-Je m’en voudrais mesdames de vous priver de votre plaisir. On sent tout de suite que vous maîtrisez votre art. Faites donc! Je vous observe et j’apprends. Les cent tours n’étaient pas achevés qu’elle s’endormit.
Au petit matin, elles avaient disparu. Rode ne s’en étonna point. La comtesse Almodis vint voir l’ouvrage de la jeune fille. Elle trouva les écheveaux de lin suspendus aux bois de la muraille et ne tarit pas de louanges sur la qualité et la finesse de son travail. Conquise, elle invita Rode à se rendre dans une seconde salle en disant :
-J’avais prévu une dot mais au regard de ce que je viens de voir je veux t’assurer plus.
Elles entrèrent dans une salle pleine de ballots de poils de lapin angora français. Cette carde fine, de haute qualité, était obtenue lors de la mue naturelle des lapins, deux fois par ans, en leur donnant à manger des feuilles de mimosa d’Afrique.
-Cette laine est fragile, si tu la files bien je te donnerai en mariage à l’un de mes seigneurs.
Elle fit demi-tour et le seigneur Raymond, qui avait accompagné sa mère et s’était rapproché de la jeune fille, lui effleura les mains de ses lèvres.
Après quelques minutes de rêverie toute accaparée par son jeune seigneur, Rode regarda le fuseau, le rouet, les ballots de laine vaporeuse et se précipita vers la fenêtre. Les trois vieilles étaient là. Elle descendit aussitôt leur ouvrir et se plaignit encore plus que la veille ; ce qui décida les fileuses à l’aider.
Un moment plus tard elles étaient toutes les trois au travail, mouillant les poils, roulant la fibre de laine angora et poussant sur la pédale du rouet. Elles lui proposèrent de l’initier mais comme la veille elle déclina leur invitation en disant :
-Je m’en voudrais mesdames de vous priver de votre plaisir. On sent tout de suite que vous maîtrisez votre art. Faites donc! Je vous observe et j’apprends. Les cent tours n’étaient pas achevés qu’elle s’endormit.
Au matin la comtesse Almodis, trouva les écheveaux sur la grande table de bois. Elle félicita à nouveau la jeune fille qui venait de se réveiller et s’étirait.
Là, elle s’étonna de ne point voir de blessures à ses mains. Le seigneur Raymond les prit aussitôt dans les siennes pour assurer sa mère de leur beauté parfaite.
Toute à ses préoccupations la comtesse Almodis ajouta pensive :
- J’ai dans une troisième salle, où je tiens des cocons de soie que personne dans le royaume n’a su filer. Je voulais te donner en mariage à un de mes seigneurs mais, si tu arrives à faire des bobines avec cette soie de papillon, je te donnerais mon fils unique, le futur seigneur de ce comté.
La salle, réchauffée par un feu nourri, renfermait une population grouillante de larves aux grands yeux noirs, de papillons bruns, de feuillages desséchés. Rode n’osait poser son regard tant elle avait peur. Un cantre de précision était fixé à la grande table et des fils plongeaient vers un baquet ou flottaient des cocons blancs. Tout l’écœurait.
Une fois seule, Rode se précipita à la fenêtre mais la salle ne donnait pas directement sur la cour basse. Sa fenêtre était dans un angle. Elle attendit impatiemment toute la journée pour apercevoir les vieilles femmes. Au soir enfin elles parurent et la jeune fille versa plus de larmes que jamais. Quelques minutes après, elles grimpaient péniblement l’escalier de la tour.
Aussitôt elles se mirent à l’ouvrage. La première plongea, à l’aide d’une écumoire, les cocons dans l’eau frémissante puis la retira pour séparer les fils brûlants de ses ongles, la seconde tira les trois fils et les torsada autour de son pouce à s’en couper la circulation, la troisième prit le fil de tête et le cala sur la fente de son fuseau. Mais elles s’arrêtèrent soudain.
- On dit par le pays que si cet ouvrage est mené à bien il y aura un mariage à la clef. Si cela est vrai nous voulons que tu nous invites, que tu n’aies point honte de nous, que tu nous appelles tes tantes, et que tu nous fasses asseoir à la table des noces.
La cloche de l’église sonna minuit, temps pressait. La jeune fille accepta tout ce qu’elles lui demandèrent et elles se remirent au travail. Bientôt les bobines s’entassèrent. L’une d’elle dit dans un sourire :- Veux-tu essayer ? Ce à quoi elle répondit dans un bâillement :
-Je m’en voudrais mesdames de vous priver de votre plaisir. On sent tout de suite que vous maîtrisez votre art. Faites donc! Je vous observe et j’apprends. Les cent tours n’étaient pas achevés qu’elle s’endormit.
Rode fut réveillée par la comtesse qui tournait les petites bobines de fil de soie de papillon dans ses mains devant la fenêtre et disait, pleine d’admiration en les faisant miroiter au soleil naissant :
- Je n’ai qu’une parole tu auras mon fils en mariage.
Alors la jeune fille demanda en se tortillant gracieusement les cheveux :
-J’ai trois tantes et comme je leur dois beaucoup je ne voudrais pas les oublier dans mon bonheur. Puis-je les inviter au mariage et aurais-je la permission de les faire asseoir à notre table ?
La comtesse accepta.
Lors donc, le jour dit, on commença la fête nuptiale par la visite à la chapelle où le mariage fut consacré puis on se rendit dans la grande salle. Pons, comte de Provence et de Toulouse était présent ainsi que la reine Almodis de la Marche, comtesse de Provence.
Rode se tenait bien droite entre sa mère et son époux et trois chaises restaient vides à la table des mariés.
Bientôt on annonça :
-les tantes de la fiancée. Les trois vieilles femmes entrèrent.
La première avait une lèvre qui lui pendait jusqu’au menton. La seconde, arborait un pouce énorme qui couvrait les autres doigts et la troisième claudiquait car sa cheville et son pied débordaient de sa chaussure tant ils étaient enflés.
Elles s’installèrent, toutes trois, sur les chaises vacantes à la table des mariés
Après un moment, le jeune marié se leva et s’approchant de la première il lui demanda :
-D’où vous vient cette grosse lèvre qui pend ? De votre naissance ou…?
-Ho, mon petit ; ça, c’est une vie de travail ! C’est à force de mouiller le fil, mouiller le fil et elle joignit le geste à la parole. La lèvre finit par enfler. Elle répéta :
-Ça, c’est une vie de travail !
Il s’approcha alors de la seconde.
-Et vous, d’où vous vient ce pouce ?
-Ho, mon petit ; ça, c’est une vie de travail ! C’est à force de tordre et retordre le fil et de l’écraser. Il m’est venu une sorte de callosité » et elle expliquait à gestes larges. Ça, c’est une vie de travail !
Enfin, il s’approcha de la troisième et questionna une nouvelle fois :
-Et vous ce pied enflé, c’est à cause de quoi ?
-Ho, mon petit ; ça, c’est une vie de travail ! C’est à force d’appuyer sur la pédale du rouet, d’appuyer sur la pédale du rouet. Le pied et la cheville forcissent et finissent par se déformer. Ça, c’est une vie de travail !
En revenant s’asseoir le jeune seigneur Raymond regarda les jolies lèvres de son épousée aussi délicatement nacrées qu’un coquillage, ses mains comme deux colombes et il se pencha pour apercevoir son pied délicat. Il resta songeur quelques minutes puis se tournant vers sa mère il déclara :
-Ma mère je sais que vous appréciez le travail des mains des femmes mais je vous en supplie accepter que la mienne ne touche plus jamais à un rouet.
La comtesse Almodis de la Marche, en cette belle journée de fête, accepta d’accéder à la requête de son fils Raymond de Saint Gilles. Quant à la jeune épousée qui avait tout entendu, elle baissa les yeux et déclara :
-Pour vous mon époux chéri, j’accepte tous les sacrifices. En ce jour béni, je change mon prénom de Rode en Gerberge et je change aussi ma vie. Je vous fais promesse solennelle de ne plus jamais, plus jamais, toucher à un rouet !
-
Prince Raymond de Saint gilles+ Rode fille de Geoffroy Ier de Provence et de Gerberge
Reine Almodis de la Marche comtesse de Provence+ Pons, comte de Provence et de Toulouse
Ajouter un commentaire