Blanche de Simianne

 

Blanche de simianne

 

Blanche qu’on avait appelé ainsi à cause de la reine Blanche de Castille et des belles relations que la Provence entretenait avec la maison de castille par la mer, commençait à aimer sa vie de moniale.

De son côté, Garcende d’Ugel, ayant pris le nom de Dame Garcende, comme il sied à celle qui ont vécu dans le siècle et ont eu des enfants, gérais les affaires de l’abbaye et veillait au bon ordre de la vie des moniales. Elle avait caché sa grossesse au monde et un enfant était né dans le secret de la clôture : son dernier fils Raimond.

Les années passèrent douces et paisibles. Blanche oubliait le beau Gauthier d’Aulnet qui avait fait rompre leurs fiançailles sous le prétexte fallacieux qu’il lui fallait prendre la croix. Croix qu’il avait dédaignée pour se tourner vers les plaisirs terrestres qu’il partageait avec ses amis. La vraie raison de son attitude était que la jeune fille n’avait plus la dot escomptée ; après la ruine de la maison de Simiane qui  avait suivi de près la mort du père.

Dans la douceur du vallon de Gémenos, petit village provençal, Blanche perdait lentement ses attachements au monde qui l’avait tant blessé.

Ce matin-là Blanche ouvrit les yeux. Le soleil n’était pas levé mais déjà les pinsons et les mésanges saluaient la venue du jour. Elle resta quelques instants sous la couverture de laine doublée par la peau d’agneau, à les écouter. Chacun de ses étirements délicats faisaient crisser sa paillasse qui dégageait une douce odeur de foin coupé. Elle regarda les novices endormies dans le grand dortoir. La paix était dans son cœur. L’hiver pourrait venir, elle se sentait en sécurité protégée par les hauts murs de pierre.

Elle pensa à la fête de l’épiphanie prochaine. Elle passerait l’anneau nuptial, deviendrait professe et porterait le voile. Que de chemin parcouru, depuis la mort de sa sœur. Que de pas résonnant sur les dalles de l’abbaye à la recherche de Dieu. Au dehors une bourrasque sauvage souleva des feuilles brunies par l’automne et les plaqua contre le verre dépoli de la fenêtre. Le dortoir s’agita. La cloche de prime appelait. Il fallait se lever. 

Blanche enfila sa tunique de laine écrue sur sa pelisse de coton d’Egypte, mit ses chausses et ses souliers et se recouvrit de son scapulaire car le passage du dortoir des converses à l’oratoire était venteux. Au bas des escaliers elle retrouva Mabille. Un sourire échangé en silence valait plus que des paroles. Blanche aurait pu dire comment son amie, de 12 ans son aînée, avait passé la nuit et comment serait ce jour prochain ; à une multitude de petits détails. Une ombre légère sous les yeux, une ride plus prononcée dans le creux de la joue, le pas plus appuyé sur la gauche, disaient ce matin que l’orage était en chemin.

Le premier psaume résonna dans la nef. La ferveur des religieuses était palpable. Collées les unes aux autres elles n’étaient qu’un seul cœur, une seule âme. Elles se séparèrent bientôt et chacune se rendit à son ouvrage.

Sybille l’herboriste arrivait déjà dans le corridor les bras chargés de la cueillette de la veille. Il fallait tout rentrer tout mettre à l’abri. Blanche et Mabille se précipitèrent. Un moment plus tard elles étaient toutes les trois dans le chauffoir.

Blanche aimait cette pièce où se mêlaient les odeurs  subtiles du printemps passé et celles plus entêtantes de l’été qui venait de s’achever. Une haute cheminée répandait une agréable chaleur. Les femmes se défirent de leurs scapulaires et se mirent à trier les herbes. Il fallait les lier en botte et les suspendre à des clous piqués dans les poutres. Blanche ne se lassait pas d’observer avec quelle tendresse la nature offre une seconde vie aux herbes qui soignent les hommes. Même sèches elles portent en elles l’espoir pour le malade ou le repos pour l’affligé. Elle émietta des boutons de rose dans un grand pot en terre vernissé piqué de mille trous, puis détacha les sommités sèches de sanguisorbe qui soigne si bien les plaies et qui, à l’approche de l’hiver, sont si utiles pour prévenir les maux de gorge. Un peu de miel, quelques baies d’arbousier et l’hiver ne stoppera pas le travail des moniales. Les deux femmes essuyèrent leurs mains parfumées et, réajustant leur vêtement, rejoignirent leurs sœurs, dans le seul lieu où elles pouvaient échanger quelques paroles, la salle du chapitre.

Au loin le vent sifflait secouant les grands peupliers, pliant les noirs cyprès comme flammes de l’enfer. L’orage avançait. Déjà le ciel s’obscurcissait et des gouttes de pluie résonnèrent sur la toiture de terre cuite. En entrant dans la grande salle, Blanche regarda avec attendrissement les dames de Mollèges. Elles étaient toutes là, vieillies, usées, mais les joues roses éclairées du sourire du cœur. Ces femmes de bien qui ont vécu dans le siècle mais dont l’esprit n’est ni torturé par le regret, ni encombré par le remord. Ces femmes qui attendent de rejoindre Dieu dans la béatitude et la contemplation. Comme elle était fière de passer la porte et de les retrouver.

Après la lecture du Martyrologue et de la règle par sœur Heldiarde, Dame Garcende, supérieure du couvent, ouvrit la séance. On parla de la qualité des cent « émires » de blé livrées avec retard au seigneur évêque de Marseille et de sa visite de la veille malheureusement écourtée par la pluie. De cette nourriture préparée pour lui et sa suite, qui restait dans la cuisine et le garde-manger. De la naissance aux écuries de deux haquenées qui viendraient grossir le troupeau et du blanchiment du lin apporté par les fileuses et les tisserandes du village de Gémenos tellement abondant qu’il débordait de la grange. La discussion était animée, sur le choix du nom à donner aux pouliches, quand un éclair illumina la salle, les voix se turent et c’est dans le silence complet que le tonnerre gronda. Soudain la foudre frappa la flèche de l’abbaye faisant trembler les murs, les portes s’ouvrirent à la volée et un vent de tempête s’engouffra dans la salle capitulaire.

Sœur Sibille happa blanche et l’entraîna vers le jardin. L’eau tombait si fort qu’elles durent reculer en ouvrant la porte. Le potager était inondé. Retroussant leur scapulaire et leur tunique elles se précipitèrent dans la tempête. Il fallait creuser des sillons et drainer l’eau vers la porte de fer forgé sinon elle monterait jusqu’aux simples qui, trop délicates, seraient perdues. Toutes deux grattaient la terre de leur houe mais l’eau tombait en un rideau si épais que bientôt sœur Sybille lui fit signe qu’il n’y avait plus rien à faire. Après avoir assuré la fermeture de la porte elles se rendirent dans le dortoir pour se changer. Il pleuvait toujours.

Les autres moniales avaient toutes essayées de protéger : chevaux, volaille, récoltes, fourrage, que l’orage aussi soudain que violent menaçait de destruction. Elles étaient toutes trempées jusqu’aux os. De la cuisine de l’abbaye venait une bonne odeur de tisane au miel et de pain chaud. Pendant qu’elles s’affairaient, la vieille sœur Bylète, la cuisinière, avait préparé un bon déjeuner. Il était près de 9 heures et toutes prirent plaisir à cet instant de repos où le pain, le thym et le miel réchauffèrent leur corps transi par le froid et la pluie. Mais il était dit que le ciel ne les laisserait pas tranquilles. A peine avaient elles fini leur collation que l’eau pénétra dans le réfectoire se glissant sous la porte comme un serpent. Quelques une se précipitèrent avec des couvertures pour empêcher l’entrée de l’eau.

Dame Garcende décida de sortir pour se rendre compte de ce qui se passait vraiment hors de la clôture. Elle entra dans la nef par la porte basse suivie des moniales soudain serrées les unes contre les autres comme redoutant quelque danger. Et alla jusqu'à la double porte de chêne. La sœur portière entrouvrit un  battant mais le vent dans un sursaut de colère la lui arracha des mains. Alors toutes purent voir le ciel déverser à grands seaux, à cette terre sobre, le flot tumultueux d’un orage dévastateur. Le vent grondait et fouettait la cime des pins. Le Fauge, petite rivière si tranquille, roulait sauvage des blocs de pierre et des troncs faisant déborder sa boue jusque sur le parvis de l’abbaye. Dame Garcende  se retourna, elle était livide, elle remonta vers la nef et, s’agenouillant sur la pierre froide, s’abîma dans la prière en recommandant à Dieu quiconque se trouvait dehors en ce jour.

La pluie tombait régulière, elle semblait se calmer, le travail commença. Il fallait nourrir les animaux, filer la laine, personne n’irait fouler de ses pieds nus le lin dans la rivière, l’eau qui descendait de la Beaume Sainte où Marie Madeleine s’était établie, à travers le calcaire aux mille trous, avait grossi le Fauge et l’avait transformé en un dragon mugissant. 

Vers midi le ciel devin clair, l’orage s’était retiré de la vallée mais grondait toujours au-dessus du pic. Toutes les moniales se retrouvèrent dans le réfectoire humide. Sœur Bylète et les converses avaient préparé une brouillade aux champignons ramassés la veille au lever du soleil et de l’aigremoine cuite. Tandis que sœur Bartholomée lisait les évangiles et jeûnait, les autres mangèrent en silence. Puis, le repas prit, sœur Marie dit l’oraison. Toutes les sœurs se retirèrent c’était le moment du repos au premier étage dans le dortoir. Seules restèrent au rez-de-chaussée les sœurs affectées à la cuisine.

Malgré les règles de silence elles se mirent soudain à crier. L’eau montait toujours. Elle était entré dans la nef jusqu’au cœur. Les moniales affluèrent dans les zones où on avait besoin de leurs bras. Elles luttèrent plusieurs heures coude contre coude.

La pluie tombait toujours régulière et silencieuse. Les moniales exténuées, les vêtements trempés par l’eau et la sueur, s’étaient assises sur le sol, saisies par le découragement.

Soudain des coups résonnèrent sur la porte principale et simultanément sur la porte de l’abbaye. La sœur portière se précipita et ouvrit le petit panneau de bois. Vingt Jeunes cavaliers, surpris par la tempête, demandaient asile. Dame Garcende accourue, reconnut la fine fleur de Provence dans ces jeunes gens trempés, fourbus et grelottants de froid.

Compatissante, elle les fit entrer dans la salle du chapitre. Imprudemment elle leur offrit de se sécher et de se restaurer grâce aux restes du repas offerts à l’évêque la veille et qui sans leur venue aurait étés gâché ; car Monseigneur était partit en toute hâte, avec sa suite, surpris par les caprices du temps. Il  dormait à présent à l’auberge de Gémenos. Elle fit ranimer le foyer dans la haute cheminée et porter les plats. Les jeunes hommes se dévêtirent pour faire sécher leurs lourdes robes de laine trempées et restèrent seulement vêtus de leurs vêtements légers de dessous. Le repas pris arrosé de vin, les esprits commencèrent à s’échauffer. Blanche était parmi celles qui débarrassaient quand elle reconnut Gauthier d’Aulnet. Elle laissa échapper un cri et son plateau. La cruche se brisa comme son cœur. Lui la reconnut et l’antique désir le repris.

Elle se mit à courir à travers les pièces et les couloirs mais elle revenait toujours à son point de départ comme une souris qui essai d’échapper à la mâchoire d’un chat en maraude. Il la poursuivait tantôt avec rage, tantôt le sourire aux lèvres. La nommant par plaisanterie ma jolie fiancée, ma promise… Se heurtant à ses sœurs pressées par les hommes, elle emprunta un autre passage. Elle courrait si vite qu’elle réalisa à peine qu’elle venait de sortir de l’enceint cloitrée. La pluie lui fouetta le visage et la ramena à cette réalité de l’amour que l’on nomme la haine. Le visage baigné de larmes tourné vers la croix faîtière de l’abbaye elle demanda aux éléments de protéger sa vertu qu’elle avait offerte à Dieu. Le Fauge gonflé lui répondit. Il gronda sous l’arche du pont de pierre. L’eau du ciel cria et se mêla avec l’eau du Fauge en un flot commun.

Gauthier venait de surgir du porche. Elle recula. L’eau lui montait aux genoux. Comme sa sœur, le bras tendu vers l’arrière, elle chercha à tâtons de sa main fragile la roche dure, couverte de mousse. Débarrassée de sa coiffe, arraché par la course, ses cheveux inondés pleuraient en longues cordes de chaque côté de son visage livide. Gauthier s’avança, il tendit la main vers elle. Voulut-il, en cet instant, la sauver ou la perdre. Nul ne le saura jamais. Elle enjamba le parapet et se laissa happer par les eaux démentes. Un éclair fendit le ciel en deux et résonna dans les oreilles du jeune homme jusqu’à son âme qu’il perdit en l’instant. Il partit courant et injuriant le ciel comme un insensé vers la forêt et vers la nuit.

Pendant ce temps-là ses compagnons grisés de vin, se jetaient sur les malheureuses moniales. Certaines, coururent en cuisine, et, saisissant un couteau fait pour le partage du pain, se coupèrent le nez. Ainsi défigurées elles échappèrent aux hommes en folie.

D’autres fuirent jusque dans leur cellule spartiate à la porte sans serrure, misérable abri d’un cœur sans malice. D’autres, les plus vieilles entourèrent Dame Garcende prêtes à donner leur vie pour la protéger. Elle les tira et les poussa comme troupeau d’oie apeuré arrachant parfois dans sa course, une jeune fille en larme, des mains de son tourmenteur. Le cœur de l’église les accueillit. Nul n’osa y entrer. La nuit passa.

C’est ainsi que l’évêque les trouva au matin choquées et transies, humiliées et bafouées. Les hommes avaient disparus mais leur action avait imprégné les murs plus surement que le pire des ciseaux de tailleur de pierre. Il fit fermer le couvent. Dissémina les moniales sans nom dans les maisons recluses de Provence. Dame Garcende chercha le corps disloqué de la malheureuse enfant, mais le Fauge ne rendit jamais celle qu’il avait emportée. La roche en resta à jamais rougie du sang de l’innocence par une algue endémique carminée qui jamais ne mourut. Blanche ne dormirait pas près de sa sœur et de leur doux compagnon dans la chapelle de Simianne la rotonde.

Garcende d’Urgel fut contrainte de reprendre sa place à la cour de Forcalquier. Son secret était à présent éventé. Son fils Raimond Béranger V paraissait dans le monde.  L’année suivante pierre de Castelnau prélat du pape fut assassinée par un officier du comte de Toulouse Raimond VI. Le pape Innocent III délia de leur serment d’allégeance à la maison de Toulouse ses vassaux et déclara le comté de Toulouse vacant. Philippe Auguste s’interposa mais fut pris par sa guerre avec Jean sans terres. Innocent II lança la croisade contre les Albigeois. De Rome affluèrent des petits seigneurs avides de prendre les riches terres toulousaines.

Raimond Béranger V, l’enfant tant protégé, fut enlevé à l’amour de sa mère à l’âge de 5 ans. Il fut retenu prisonnier en Aragon d’où il s’échappera à l’âge de 11 ans. Mais cela est une autre histoire …..

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