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Isoarde le lys d'entrevannes

 

YSOARDE

Le lys d’Entrevannes

En ce printemps joyeux de 1202 Guillaume de Roussillon, jeune noble provençal, passait par  Marseille, plaque tournante du commerce en méditerranée, pour faire des achats. Dans la rue principale, au cœur de l’enceinte fortifiée, il négocia du drap de Flandre qu’il désirait offrir en cadeau à sa future épouse, tandis que son ami Guillaume de Cabestany fit l’acquisition de plusieurs pierres d’Alun, utiles dans la cicatrisation des plaies.

Les chevaux furent bientôt lourdement chargés pour le retour le long de la Durance : de sucre de canne pour remplacer le miel à la cuisine et de safran venu d’Espagne pour parfumer le riz de la Crau ; d’étoffes de soie chatoyantes, de métaux fins, de corail et des pierres précieuses aux teintes innombrables. Les transactions furent rondement menées et les deux amis laissaient aller leurs chevaux à la bride sur le chemin qui les ramenait chez eux au cœur de la Provence.

Guillaume de Roussillon se réjouissait. Il allait avoir 15 ans dans quelques jours et, pour son anniversaire et sa majorité, il épouserait la douce Isoarde de Simianne  âgée de 13 ans qu’il connaissait depuis l’enfance pour avoir partagé ses jeux au château de Forcalquier lors des fêtes champêtres et des bals. Son meilleur ami, Guillaume de Cabestany, d’un an son cadet serait  à ses côtés en ce jour sacré. Mais surtout il prétendrait en cette occasion au titre de « Comte de Provence et seigneur d’Entrevannes» et prendrait en main la gestion de son fief laissé en suspens depuis la mort de son père. Son ami serait nommé à son tour capitaine de sa garde personnelle. Ces douces pensées l’accompagnaient tandis que se dessinaient les hautes murailles de calcaire des monts du Vaucluse et bientôt la faille creusée par la Durance qui le mènerait dans son pays natal.

La Pâques de cette même année, ne fut fêté qu’une nouvelle courut dans les châteaux de Provence. Le Pape innocent III lançait une nouvelle croisade. Les deux jeunes provençaux impétueux, décident de laisser leurs obligations et de prendre la croix.

Quelques semaines plus tard, sans tenir compte des supplications de sa jeune épousée Guillaume de Roussillon embarqua au port d’Aigues-mortes avec le roi de France Philippe Auguste Capet. Sur des terres lointaines et inconnues il se battrait aux côtés de Foulques de Neuilly et prendrait Constantinople. Richard cœur de lion, roi d’Angleterre, qui était à ses côtés lors de la 2ème croisade se bat à présent contre Philippe Auguste Capet. Quelques chevaliers marchands de la république marine d’Amalfi construisent une église, un couvent et un hôpital pour les pèlerins. Ils y créent l’ordre de Saint jean de Jérusalem.

Au retour d’Aigues Mortes, Isoarde décida de demander à sa cadette Blanche de se joindre à elle pour rentrer dans le château de son époux. Son départ pour la croisade l’avait laissé bien solitaire. Blanche fut heureuse de ce voyage qui lui permettait de retrouver celle qui lui manquait déjà. Durant l’hiver rigoureux de 1202 les deux jeunes femmes, restées dans le château provençal, brodèrent un motif guerrier tracé à la mine de plomb sur un grand carré de soie blanche. Parfois elles tissaient la laine de leurs brebis et de lourdes couvertures pâles naissent entre leurs mains délicates. Isoarde, sans son époux, gérait le fief. Elle s’occupa des habitants du comté car le froid très vif provoqua des maladies et parfois des épidémies. Elle dirigea les réparations du  moutier à la toiture abimée par les orages. Elle rapatria les troupeaux, des fermes d’élevage, pour les mettre à l’abri derrière les murailles robustes. Elle demanda à ses gens de visiter les maisons fortes où dorment le grain et le fourrage. Sa cadette la soutint de ses tendres attentions.

Un jour venteux un homme d’arme entra soudain, dans le château, porteur d’une bien triste nouvelle. On avait trouvé, le matin même, le père de Blanche et d’Isoarde, le seigneur de Simiane mort dans la chambre de son château. Cette mort imprévue faisait suite à un automne d’orages grondants qui avaient trempés les vignes. Le raisin s’était gâté, le vin mouillé d’eau tournait au vinaigre. Le fief de leur père était en grand danger. De plus sans soutien masculin les deux jeunes femmes craignent pour leur sécurité et pour celle du comté.

Au printemps 1203, tandis que Saint Dominique parcourais le Languedoc et organisait son ordre, Isoarde et Blanche attendaient avec impatience le retour des croisés. Tous là-bas en terre sainte, dans la salle de soin des chevaliers de Saint Jean, Guillaume d’Entrevannes, gravement blessé, appris d’un voyageur venu de Provence la triste situation de son épouse. Il demanda à son fidèle ami Guillaume de Cabestani, demeuré à son chevet, de partir sur l’heure pour défendre et protéger sa femme et son bien.

En cette fin d’été 1203, tout avait changé au château d’Entrevannes. Isoarde surnomée Saurimonde par les paysans, à cause de sa chevelure rousse qu’elle laissait en désordre, se mourait de tristesse et de langueur. Elle avait porté en terre l’enfant qu’elle avait mis au monde de son union avec Guillaume, son époux bien aimé. Hagarde depuis le drame, les yeux perdus, elle errait solitaire par les chemins couverts de feuilles desséchées par un été caniculaire. Les greniers étaient vides. Seule Blanche tentait de la sortir de sa détresse. Elle demanda l’aide de Garcende d’Urgel comtesse de Forcalquier seule aussi depuis que son seigneur estait parti à la croisade. Les deux sœurs furent reçues à Forcalquier. Là, lors d’un bal, Blanche rencontra Gautier d’Aunet. Un jeune homme au beau maintient et à la noble famille. Elle pensa trouver un appui auprès de lui. Lui avoua son doux penchant qu’elle croyait partagé. Mais le jeune homme ne donne plus signe de vie.

Un soir Guillaume de Cabestani arriva au château d’Entrevannes et donna des nouvelles rassurantes du croisé. L’adolescent impétueux est devenu un homme doux et calme. Ecœuré par la violence et les combat il parle avec passion de Thibeau de Champagne et de ses textes poétiques. Il fait découvrir aux jeunes femmes l’amour courtois. Ces tendres liens redonnent vie à Isoarde et sa tristesse s’en trouve adoucie. Son esprit qui avait vacillé, lui est rendu. On peut suivre leurs tendres promenades car Guillaume a offert à toutes deux des chaussures ramenées de la ville sainte de Petra, domaine des nabatéens, et leurs pas laissent les empreintes légères dans le sable fin des allées.

Dès les premiers beaux jours de 1204 qui permettent la navigation à vue le Seigneur d’Entrevanne revint. Il était très diminué. Il boitait bas et des colères inexpliquées enflammaient son visage torturé. Il parlait souvent avec vigueur du fracas des combats et du sang répandu à s’en repaître. Il ne vivait que pour la chasse et les tueries. Entre les deux amis se creusa un abîme d’incompréhension.

Son épouse tenta d’apaiser son courroux envers ses gens et envers son ami. Alors le seigneur d’Entrevanne, ouvrit son cœur aux soupçons et laissa monter en lui la colère et le ressentiment, raffermis par le petit peuple moqueur des grands de ce monde. Ysoarde et Blanche terrorisées prirent de plus en plus conseil auprès de Dieu et se réfugiaient quotidiennement dans la prière.

Guillaume dont l’esprit torturé avait commencé à quitter le corps décida dans un délire rageur de tuer son ami. Il lui fit parvenir un billet pour l’inviter à jouter ensemble lors d’un faux tournoi. Le message fut porté par un de ses serviteurs. Sur le chemin l’embuscade était tendue. Devant ses serviteurs effrayés et ses hommes d’arme qui ne purent y croire, il décrocha, un rictus lui déformant la bouche, la flèche fatale et, avec un cri de vainqueur, égorgea son ami de toujours. Là, insultant Dieu par cet acte contre nature, il ouvrit la poitrine palpitante d’un coup de poignard et arracha le cœur encore chaud.

Eperonnant son cheval qui cabra sous la douleur, il rentra au château, tenant le cœur de sa main gantée pour le faucon, préparer son forfait. Il descendit aux cuisines et demanda au maitre cuisinier d’accommoder ce cœur de sanglier en ragoût en, précisant qu’il fut servi le soir dans un plat d’argent. Le cuisinier ne fut pas dupe. Il savait que le cœur n’était pas en chair de sanglier mais son seigneur lui faisait peur. Il s’exécuta. Il fît cuire le ragoût dans une sauce au vin aigre pour enlever l’odeur maudite. Il ajouta du gingembre pour cacher l’amertume et de la cannelle pour adoucir le fumet.

Le seigneur et sa dame prirent le repas en tête à tête dans la petite salle près de leur chambre. Isoarde avait passé un surcot vert olive liseré de satin rosé et rehaussé du blason sang et or. Elle avait glissé sur ses pieds délicats les fines chaussures offertes par le croisé à la semelle ornée de la croix pattée. Dès le repas servi Guillaume prétexta un embarras. Il n’avait pas faim. Il prétendit être contrarié par l’absence de son ami qui aurait dû le rejoindre pour l’accompagner au prochain tournoi. Il ajouta même, avec un sourire narquois qu’après tout il viendrait peut-être le soir même ou dans la nuit.

 

Isoarde dont la santé était revenue mangea de bon appétit. Elle vint même à bout du pâté toute seule. Le repas fut débarrassé. La soirée était douce et fraîche. Ysoarde s’installa devant le cadre de sa broderie et s’apprêta à converser avec son époux sur l’occupation de leurs prochaines journées quand elle se leva pour se réapprovisionner en fil. C’est l’instant que son époux monstrueux choisit pour faire sa révélation par ces mots :

- Vous avez savouré mort ce dont vous vous délectiez vivant ! Sa jeune épouse, surprise, lui demanda de quoi il parlait. Il lui révéla alors l’atroce vérité.

La jeune femme se leva les yeux agars. Un son rauque sortit de ses lèvres blanchies tandis qu’elle portait ses mains à sa gorge, les veines de son cou se tendirent et elle poussa un cri de démente qui fit trembler les âmes et les corps. Le seigneur d’Entrevannes sentit couler dans son dos une sueur glacée alors qu’un incontrôlable sursaut saisit tout son être. Il regardait son épouse debout face à lui, livide, et se tassa au plus profond de son fauteuil a haut dossier.

Ysoarde sentait un feu maudit se répandre en elle, il coulait dans ses veines, déchirait ses muscles, mordait ses os. Ses membres se contractaient, se détendaient soudain puis se contractaient à nouveau, comme brindilles sèches dans les flammes. La salle se mit à tourner dans ses yeux.  Elle chercha de la main la pierre froide comme pour s’assurer que les murailles protectrices étaient toujours là, mais, sa main tâtonnante, ne rencontra que le parchemin huilé de la fenêtre qui se déchira sous sa poussée fragile et elle bascula dans le vide, la tête en arrière, comme un oiseau atteint par la flèche du chasseur tuant la beauté.

Son corps se disloqua sur les pierres chaudes de soleil. Les yeux ouverts et interrogateurs perdus dans les étoiles innombrables qui scintillaient suspendues comme prêtes à tomber dans ses yeux.

Garcende d’Ugel atterrée par la nouvelle arriva en toute hâte. Elle fit rechercher le corps du chevalier et ramena celui d’Isoarde au château inhabité de son père. Elle enterra, les deux êtres qui n’avaient jamais failli à l’honneur dans la chapelle de la rotonde. Blanche resta parmi ses suivantes au château de Forcalquier et quand il fût temps pour la Dame de se retirer d’un monde qui l’avait trop usé; elle l’emmena avec elle à Gèmenos où elle faisait bâtir une abbaye, pour y vivre la vie des moniales.

Quand à Guillaume de Roussillon, seigneur d’Entrevannes, jugé par ses pairs, maudit par l’église, il repartit en terre Sainte chercher un pardon que jamais il ne trouva et on ne fit plus mention de lui en Provence.

Un sculpteur inconnu laissa dans la pierre au pied du château d’Urgel à Forcalquier, le corps sans vie d’Isoarde de Simianne Dame d’Entrevannes, cette âme pure comme le lys qui jamais ne faillit à l’honneur.

 
   

 

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