Le voleur de connaissance

LE VOLEUR DE CONNAISSANCE

creation Françoise Contat

 

 Belouga

Prix d'honneur de l'académie poétique et littéraire de Provence

C’est mon frère qui m’a inspiré cette histoire le jour où il m’a dit qu’on payait un livre le prix du papier mais que l’âme de l’écrivain nous était offerte et n’avait pas de prix.

 

Le voleur 1 001- Encore un livre qui disparaît se dit le vieux libraire en glissant le roman dans une poche de papier. Encore un ami qui s'en va. Il tend le paquet au client de passage et l'accompagne jusqu'à la porte de son magasin. Là sous le porche il le regarde s'éloigner en jouant machinalement avec les pièces de monnaie. Ce livre il ne le reverra jamais.

Il avait tellement de livres quand il s'était retrouvé au chômage, déjà vieux, qu'il avait décidé d'ouvrir une librairie d'occasion.

Ainsi il ne se séparait jamais complètement de ses amis les livres. Si une œuvre partait quelques mois, elle lui revenait toujours, échangée à nouveau. Le fleuve s'écoulait aussi gris que le ciel de Paris. Sur le quai une brume blanche montait du sol étirant ses lambeaux de faux nuages porteurs de rêves d'enfants déçus.

Le vieil homme regagna son magasin en faisant teinter la clochette de la porte d'entrée.

- Heidi m'avait fait acheter cette clochette à génisse chez un brocanteur de Savoie il-y-a bien longtemps, se dit-il, et voilà qu'elle termine ses jours à Paris loin de l'Alpage. Le vieil homme fouilla un moment dans le rayon des livres pour enfant, prit le livre de ses dix ans et se mit à rêver en le feuilletant; des sifflets de police le firent sursauter.

Les pas rapides sur les pavés étaient courts et rapprochés et résonnaient de la vigueur de la jeunesse. L'enfant fit irruption dans le magasin et se jeta derrière le comptoir à bout de souffle. La porte se referma.  La clochette n'avait pas sonné. Elle était restée étonnement silencieuse. Le plafonnier oscilla un instant, comme dérangé par le déplacement d'air et s'éteignit, plongeant le magasin dans le noir. Au dehors les pas et les sifflets résonnèrent puis tout se calma.

Une odeur de café embaumait l'air du magasin. Le vieil homme, dans le noir, prit un livre et lut à haute voix, de mémoire peut-être, un long poème sur la liberté qui ne veut dire son nom qu'à la fin.

La respiration de l'enfant était palpable. Le vieil homme posa son livre à la fin du poème et resta là sans bouger.

Il tournait le dos au grand comptoir de chêne et à la porte d'entrée restée légèrement entrebâillée qui semblait dire à l'enfant: Va, je ne me refermerai jamais sur toi. Il sentit l'enfant se glisser derrière lui doucement, longer le rayonnage des livres scientifiques, passer le présentoir des bandes dessinées, poser sa main sur la poignée, ouvrir la porte. Le vieil homme eut alors un instant de curiosité, il eut envie de voir l'enfant. Doucement il se retourna.

Aussitôt l'enfant prit un livre, s'en servit comme projectile et le lui jetant à la tête disparut en riant. Le vieil homme touché au front vacilla et, en titubant, vint s'asseoir sur une des chaises qui étaient à la disposition des client et décoraient le magasin. Il resta là, prostré, fixant le livre au sol jusqu'à ce que la lumière du soleil annonce enfin le début d'une belle journée.

Il y avait si longtemps qu'il était bouquiniste dans ce quartier qu'il croyait faire partie du décor. Il était si pauvre que personne n'aurait pensé le voler ou l'agresser . Le changement c'était au dehors. Son magasin avait toujours été préservé. Ses livres n'avaient pas d'époque. Ils étaient éternels. Le tribut payé au temps moderne n'avait pas cours chez lui. Pourtant aujourd'hui son univers fragile avait été chamboulé. La violence avait forcé sa porte.

La journée se passa sans clients. Au soir le vieil homme ferma le rideau de fer, poussa le loquet de la porte et monta se coucher dans sa chambre au premier.

Le lendemain était jour de marché. Dès l'aube la voix forte des maraîchers résonnait sous les arbres. Le vieil homme s'affaira. Il plaça, au dehors, devant son magasin, des caisses de livres bradés.

C'est par hasard, lors de ses allées et venues, que ses yeux tombèrent sur le livre de poèmes lu la veille. Il le prit et le posa en évidence sur le tas de livres en vrac.

Il vendit quelques policiers et deux livres pour enfant qu'il connaissait par cœur. Il n'était jamais triste de voir partir ce genre de livre. Il savait bien qu'il les reverrait d'ici un mois ou un an quand ils auraient fini de servir. Il savait qu'ils viendraient reprendre leurs places sur les étagères.

Quelle ne fut pas sa surprise, dans l'après-midi, quand il se rendit compte que le livre de poèmes avait disparu.

Non, il ne l'avait pas vendu, on le lui avait volé. Il était rare qu'on lui volât un livre, surtout ce genre-là.

Les voleurs, en général, sont attirés par les tranches dorées, les photos couleur, le papier glacé et la couverture de carton épais. Jamais ils ne s'intéressent au contenu d'un livre, à ce qui en fait sa valeur et non son prix.

Le soir il ferma son magasin de bonne heure. Son esprit était préoccupé. Il alla se coucher mais le sommeil fut long à venir. Toute la nuit, sans savoir pourquoi, sans voir son visage le vieil homme rêva à son voleur et à l'enfant poursuivi et ces deux êtres ne faisaient qu'un.

Au petit matin il se prépara avec soin, descendit les quelques marches qui le séparaient de son arrière-boutique. Il avait aménagé le petit local en cuisine, il s'approcha de sa machine à café, il avait gardé de la guerre et des privations l'envie d'un café frais chaque matin. Il versa la poudre noire, bloqua la manette, glissa à l'emplacement prévu pour le pichet plastique, une délicate tasse en porcelaine blanche cernée d'un liseré d'or. Il déposa sur la table une sous tasse et un sucrier assorti et prit une petite cuillère dorée dans le tiroir du buffet. il appuya sur l'interrupteur et alla ouvrir son magasin. Il débloqua le loquet, ouvrit la porte et fit glisser le rideau de fer.

Au dehors la ville était endormie, l'air vif du matin le fit frissonner, il rentra. Une caisse de livre en vrac, mal rangée la veille, sortait de la travée. Alors une idée lui vint. Il fit glisser la caisse jusqu'à la porte pour que le groom ne puisse agir et que la porte, ainsi bloquée, ne se referme pas.

La machine à café siffla pour annoncer que le liquide bouillant était prêt. Le vieil homme retourna dans sa cuisine et s'assit devant la tasse fumante. Il perçut alors un léger bruit, presque aussi discret que le passage d'une souris. L'enfant fouillait les livres. Le vieil homme arrêta de tourner son café et posa sa petite cuillère dans la sous-tasse. Le bruit léger du métal sur la porcelaine résonna dans le magasin désert. Plus un bruit. Le vieil homme crut avoir rêver. Il se leva et alla dans le magasin. Sur une des étagères une place vide indiquait un livre manquant.

Ainsi, depuis ce jour, chaque matin, le vieil homme plaçait la caisse pour coincer la porte de son magasin et allait boire son café dans l'arrière-boutique. Chaque matin, depuis ce jour, un livre disparaissait.

Au début, c'était l'enfant qui prenait un livre un peu au hasard. Mais comme le vieil homme savait lequel de ses amis les livres partait avec l'enfant il aida le destin. Imperceptiblement ce n'était plus l'enfant qui volait mais le vieil homme qui donnait. Il n'avait pas de regrets l'ordre avait été respecté.

D'abord les livres d'auteurs les plus jeunes et les moins connus. Œuvre d'une fois quand l'inspiration passe et soudain disparaît.

Puis les livres d'images où les dessinateurs laissent parfois courir leur imaginaire sans consulter le texte. Quelques tranches dorées plus soignées avec gravures et lettrines. Des livres de voyages aux photos somptueuses qui montrent le monde des morts et non celui des vivants.

Mais un jour enfin des romans riches de mots et de phrases. Des illustrations si belles qu'elles vous entraînent plus loin que le miroir, à l'intérieur de vous-même. Aussi des livres qui font rêver à ce que vous n'auriez jamais espérer et qui font réfléchir à ce que vous n'auriez jamais osé. Parfois des livres qui font rire et qui font tout oublier.

Mais surtout, et toujours, des livres qui vous font aimer.

Les mois passèrent. Plus l'enfant prenait des livres, plus il en voulait. Jamais le vieil homme n'avait vu l'enfant mais il savait qu'il venait toujours. Les années passent vite quand on a des amis.

Un jour le magasin fut vide. L’enfant avait tout emporté.

Au matin comme à son habitude le vieil homme débloqua le loquet, ouvrit la porte et fit glisser le rideau de fer.

Le temps était chaud. Une belle journée s'annonçait.

Pourtant dans le cœur du vieil homme l'hiver s'était installé, avec sa solitude glacée de givre, avec le manteau blanc de la neige de l'absence, avec le vent du nord tourbillon de l'indifférence, avec le bruit des autres du grésil de l'oubli.

Le vieil homme plaça la caisse et regarda son magasin désert. Il savait que "son voleur" ne viendrait plus.

Comme un automate il alla dans l'arrière-boutique prendre son café. Il tournait le liquide noir et repensait à Heidi et à l'Alpage tandis que la clochette de la porte d'entrée tintait doucement dans le silence du matin.

Le vieil homme sembla sortir de sa torpeur. Il se leva et alla dans son magasin.

Posé en évidence sur un rayonnage vide il y avait le livre de poème. Un signet sortait de ses pages. Le vieil homme prit le livre et l'ouvrit. Le long poème sur la liberté égrenait ses mots qui chantaient dans sa tête.

Il retourna le signet, deux lignes y étaient griffonnées.

Vos amis vous attendent au prochain carrefour.

Le vieil homme resta un instant indécis mais la curiosité l'emporta. Il voulait savoir. Il prit son manteau et se dirigea vers la porte de son magasin. Il l'ouvrit, se retourna et embrassa les rayons vides d'un dernier regard. La clochette de la porte se détacha et tomba sur le sol avec un petit bruit cristallin. Le vieil homme la ramassa et la mit dans sa poche.

Au carrefour un camion rouge bloquait la rue. Il ressemblait un peu à un bus anglais. Avec ses larges vitres et son premier étage. Le vieil homme s'en approcha. La porte arrière était ouverte et, curieusement, une caisse de livres en vrac l'empêchait de se refermer. Une bonne odeur de café parfumait l'air. Le vieil homme monta les quelques marches et entra dans le camion.

Tous ses livres étaient là. Tous ses amis ses compagnons de toute une vie. Bien rangés, classés, remis à neuf.

Une banquette capitonnée courait sous les vitres. Au bout une petite tablette sur laquelle était posée une tasse, en porcelaine blanche cernée d’un liseré d’or, remplie de café fumant et un livre.

Le vieil homme s'approcha et, une fois assis, prit le livre dans ses mains. C'était Heidi, le livre de ses dix ans, le livre de ses rêves oubliés. Il pensa à l'Alpage et aux grands espaces qu'il n'avait jamais vus.

Sa main glissa jusqu'a sa poche. Il en sortit la clochette et la fit tinter joyeusement.

Comme s'il n'attendait que ça le camion démarra dans un tremblement. Le vieil homme regarda alors vers la cabine.

Un jeune homme était assis derrière le volant. Près de lui, sur le siège d'à côté une carte d'Afrique; des prospectus sur les bibliothèques itinérantes et sur l'alphabétisation.

Le vieil homme osa alors regarder dans le rétroviseur, miroir intérieur, et il vit les yeux du jeune homme. C'étaient des yeux intelligents et profonds, remplis d'amour et de gratitude.

Tout en regardant la route qui s'ouvrait devant eux, le conducteur laissa échapper ces mots:

- Je vous ai tout volé, vous m'avez tout donné

- Vos livres sont à vous et le seront toujours

- Le prix de ce papier est trop inabordable

- Je ne pouvais partir sans partir avec vous.

FIN ou Commencement ?

 

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