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Bijoux et la vipère

 

Bijoux et la vipère

Assise sur Bijoux ; j’étais la petite fille la plus fière au monde !

Mes jambes à l’équerre sur le dos tiède et parfumée, les deux mains agrippées à la crinière embrouillée, je riais au soleil, au chemin, aux arbres.

Bijoux était un percheron Bleu de France à la robe noire aux reflets bleutés. Il allait d’un pas calme sur le chemin du marais, tirant la carriole vide vers le champ de patates. Papa Né le tenait par la bride en sifflotant. L’été tirait à sa fin.

Soudain un corbeau cria l’alerte, tout là-haut dans les bouleaux. La nuée noire fut sur nous. Bijoux broncha, henni, fit un écart. La vipère s’était dressée, menaçante, entre sa jambe et celle de papa Né qui déjà se précipitait vers moi : « Saute ! ».

Il me déposa à quelques pas au centre du chemin dans les herbes rases et se retourna. Il y eut un bruit de sussions et nous vîmes la carriole glisser vers le marais, doucement, en silence. Bijoux ne comprenait pas. C’était lui qui tirait d’habitude, et là c’était la carriole qui l’entrainait. Il fit un pas en arrière, assura ses sabots et banda ses muscles. L’effort, qu’il fit, fut tel que ses naseaux semblèrent fumer dans l’air froid du matin.

Déjà papa Né le tirait par la bride et tentait de l’aider de son mieux. De grosses larmes coulaient sur mes joues. Inexorablement la carriole entrainait bijoux vers le cloaque de joncs et de terre molle. Papa Né, dégagea le rabat de sa gibecière et sortit son couteau de forge de sa gaine de cuir. J’appliquais les deux mains sur ma bouche pour étouffer un cri. Il allait couper la sangle du porte-brancard, entre la sellette et la sous ventrière, pour libérer le cheval du poids mort qui l’entrainait vers le fond du marécage quand il se ravisa. La carriole flottait !

Bijoux, le poitrail dans la boue, le regardait. Ses yeux agrandis tournaient affolés comme une bille de jade. Je compris, ce jour-là, ce qu’était la terreur ! Papa Né attrapa la tête de son cheval et lui parla calmement dans le creux de l’oreille. Tout doucement les yeux de Bijoux s’adoucirent. Il avait compris ! Papa Né m’attrapa par le bras, me secoua et me cria : « Viens ! ».

Il se mit à courir, vers la ferme, à longues enjambées souples et puissantes. Je suivais de toute la force de mes petites jambes. Je ne comprenais rien, mais je courrais derrière lui. Il me distança au milieu du pré. Je m’arrêtais les deux mains sur les cuisses une sourde brulure au creux de l’aine. Ma poitrine brûlait. Je reprenais mon souffle, quand je le vis revenir vers moi, toujours courant, les bras chargés de planches mal dégrossies qu’il avait pris dans la grange aux poules. Il cria à nouveau : « rentre » !

Je le regardais s’éloigner de moi. J’étais seule au milieu du champ aux vaches. Seule dans cette étendue verte. La ferme était si loin. Lui si près, et Bijoux tout seul dans le danger. Mes jambes décidèrent pour moi.

Je me retrouvais, sans savoir comment, cachée derrière le tronc d’un osier que maman Zette tressait pour en faire des paniers.

Sur le chemin papa Né retrouvait son ami. Il installa les planches à plat sur le sol et parla encore dans l’oreille de l’animal intelligent qui avait patienté sans bouger. Tout doucement Bijoux tira sa jambe. Papa Né avança une planche et posa le genou de Bijoux dessus. L’animal hennit, souffla et fit glisser son poitrail. Mon héro fit le tour de la bête et attrapa la seconde jambe, le second genou, la seconde planche. Le dos de Bijoux vibra. Son poitrail était hors de l’eau. Les sabots contre le ventre il progressait en balançant son encolure de droite à gauche. Mes yeux avaient vu l’eau perfide glisser sur le plateau de la carriole. Bijoux l’avait senti mais papa Né savait.

Il attrapa l’attelle à deux mains par le dessus de l’encolure, obligeant l’animal à plier sous son ordre. Il cria : « Aller ! Aller ! ». Bijoux continua à ramper, son maître couché sur lui, lui maintenait la tête au sol. Son ventre se déchirait sur  les planches qui se brisaient sous son poids. Ses jambes arrière se débattaient dans l’eau boueuse qui semblait bouillonner. Sa queue jaillit dans un nuage d’eau et de boue.

Le couteau forgé était déjà dans la main de son sauveur. Il coupa la sangle de cuir du flanc droit. Puis, avec une souplesse d’écuyer de cirque, il tira sur la crinière et se propulsa, par-dessus l’encolure,  pour couper la sangle sur l’autre flanc. Bijoux libéré de toute entrave s’éleva vers le ciel. Ses sabots frappaient le sol il s’ébroua fortement. Moi, tassée par l’angoisse, je regardais, les yeux levés, papa Né sur le dos de cet animal splendide, rire ; plus fier qu’un roi sur son destrier.

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