et si un jour on se retrouve

 

 

Et si un jour on se retrouve ...

2021

 

 

         Fin novembre 2020 - froid - hiver - Paris - midi.

Je m’étais levé tard, c’était presque midi. Je portais la tasse fumante, sans humecter mes moustaches, à mes lèvres minces. Les yeux mi-clos, je humais le parfum épicé de l’arabica en regardant sans le voir, à travers la verrière de la cuisine, l’appartement qui me faisait face.

Mon appartement était découpé en E les parties creuses correspondant successivement à la cage d’escalier et à la cour intérieure. Si les fenêtres du séjour avaient vue sur la rue d’Abbeville et celles de la chambre sur la rue du faubourg poissonnière, le bureau comme la cuisine donnaient sur une cour intérieure. De ce fait les deux cuisines se faisaient face. J’aimais observer le jeune couple qui y vivait. Il y avait neuf mois exactement, au printemps dernier, quand j’avais commencé « fracture», mon dernier roman, elle lui avait présenté, souriante, un test de grossesse et il l’avait enlacé tendrement.

Aujourd’hui l’appartement paraissait inhabité comme le mien devenu gigantesque depuis le départ de Sandra.

Le froid nimba la vitre de buée, en cet instant je pensais à mon père décédé et à sa charge de diplomate qui avait malmené mon enfance de pays en pays. Depuis le départ de ma mère, le jour de mes six ans, pour un pays sans étendard et sans frontière, je vivais replié sur moi-même. Malgré la présence de ma sœur Joséphine, de huit ans mon ainée, les maisons de maitres froides, les ambassades aux larges salles, les palais princiers où je déambulais solitaire, m’avaient provoqué une angoisse constante des espaces trop grands. Je chassais cette pensée et me concentrait sur ce qui allait occuper cette journée de novembre.

Je posais ma tasse vide, sur le rebord de l’évier et gagnais le miroir de l’entrée pour admirer mon reflet, parfait, dans mon nouveau costume bleu nuit en laine alpaga de chez Armani.

Soudain un hurlement fit vibrer la cage d’escalier. Sans réfléchir j’ouvrais la porte. Ma jeune voisine, Jambes écartées, arc boutée sur la rambarde de l’escalier, le ventre en avant, comme une noyée manquant d’air, invectivait son compagnon qui ahanait, couvert de paquets, à l’étage inférieur : « J’ai perdu les eaux ! »

Instinctivement je fis un pas en arrière, mais elle m’agrippa.

-s’il vous plait, Monsieur De Vitalis, aidez-moi !

Je voulus me dégager de son étreinte mais elle pesa de tout son poids, qui dépassait le quintal, sur mon avant-bras pourtant robuste.

Son compagnon, arrivé à l’étage, livra son bagage, ouvrit la porte et poussa les courses du pied dans leur appartement. Elle cria à nouveau et se plia en deux.

-Prend la valise, on va à l’hôpital …. Tout de suite ! 

Quelques instants plus tard, il revenait, porteur d’une valise verte aux sangles livrées à elles-mêmes et claqua la porte. Je dirigeais ma passagère vers les marches descendantes quand la porte de la rue s’ouvrit laissant monter un souffle glacé. Ma porte palière vibra. Je tirais sur la manche de ma veste pour me dégager de la voisine paniquée et ne pouvant y arriver je criais : « La porte ! Attention ! »

Le jeune futur papa, abandonnant la valise verte sur le palier du second qu’il avait atteint, remonta les marches quatre à quatre et dit : « ne bougez pas, je m’en occupe ! » Et ce jeune con, dans la panique et sans me regarder, croyant probablement fermer sa propre porte, claqua la mienne avant que j’ai le temps de dire ouf !

J’étais atterré. Saint Vincent de Paule sonna midi. Au douzième coup le silence emplit la cage d’escalier. J’étais seul, hors de chez moi, en plein hiver, en costume mais sans pardessus. Je m’agrippais alors au serpent de bois verni de la rampe d’escalier, laissant ma main, aux ongles manucurés, glisser vers le gouffre et entrainer mon corps, non consentant.

Au rez-de-chaussée, ma concierge au masque chirurgical parlait avec un individu masqué de noir que je qualifiais de journalistique. Je me lovais derrière la porte vitrée - La loge se situant entre cette porte et la porte extérieure en bois massif - ce qui me permit d’entendre leur conversation au milieu des effluves de poulet rôti.

-Monsieur Norbert De Vitalis, le moustachu, oui, c’est ici, au troisième. Un monsieur bien aimable. Je crois qu’il écrit des romans. Moi je lis pas, mais ma sœur elle m’a dit, qu’elle l’a vu à la télé. Je crois qu’il a eu un prix l’année dernière. Vous avez raison on le voit plus beaucoup. Il se fait livrer par Deliveroo. Je le trouve un peu palot ces derniers temps, quand je lui montre son courrier -plus bas- Je crois que son amie est partie. Oui une jeune femme des îles, Sandra, une artiste; belle fille et sympathique. Ils étaient ensemble depuis un an environ. Enfin ! De ce que j’en sais ! Oui, elle avait un petit chien. Non je sais pas ce qu’elle est devenue. Mais je cause, je cause ; poussez-vous ! Il faut que je finisse de frotter mon entrée.

Je n’aimais pas cette publicité que l’on faisait autour de ma vie d’auteur et j’avais en horreur tout ce qui pouvait ressembler à une confidence. Je rassemblais mes idées. Qui avait les clefs de mon appartement ? La concierge, non, certainement pas. Simone, mon amie galeriste, non ! Je ne crois pas. Je me revis confier le trousseau de mon père, lors de notre héritage, à ma sœur Joséphine qui avait gardé la maison porte d’Italie. Il fallait que j’aille jusque là-bas. Je fouillais mes poches. Un ticket de métro, mon paquet de Dunhill dans ma veste et quelques euros de monnaie au fond de la poche de mon pantalon. Ma récolte était bien mince. Je me rappelais soudain que Joséphine m’avait dit passer le week-End à Florence. Elle ne rentrerait que ce soir vers minuit. Douze heures à tuer qu’est-ce que j’allais pouvoir faire ?

Je décidais d’aller prendre un café au bar voisin.

Je m’éclipsais par le local à vélo qui avait une sortie dans la ruelle contiguë.

J’obliquais sur la droite dans la rue d’Alleville et atteignit rapidement la place Franz Liszt. Face au square Cavaillé un bistrot « le Lafayette », m’offrit sa terrasse discrète, couverte, aux parasols chauffants. Il y avait quasiment personne et je m’en étonnais auprès de l’unique serveur.

-Vous savez avec ce confinement, toutes les manifestations artistiques ou culturelles sont annulées et le quartier se vide, plus personne ne sort. D’ailleurs je vous fais votre café et je ferme. Je n’ai pas envie de me prendre une amende.

Debout, contre le comptoir, je regardais la rue vide en buvant à petites gorgées. Soudain je la vis, sur le trottoir d’en face, venir de la place de Valencienne. Tétanisé, je reconnu son fichu de madras, ses hanches rondes et mobiles, ses longues jambes. Sandra allait passer, à pas pressés, juste devant moi. Un bus la cacha à ma vue. Je me déplaçais entre les tables empilées et allais coller mon visage à la vitre de plastique souple. Les mains prêtes à déchirer ce mur transparent qui empestait le camping et me séparait d’elle. Un klaxon fendit l’air. Le bus quitta le croisement. Sandra avait disparu dans la fumée opaque.

Je m’écrasais sur la gauche contre le poteau qui bornait la terrasse. Rien, j’avais rêvé. Je restais de longues minutes à retenir mon rêve. Encore un peu de joie. Juste quelques instants … Quand une étrange sensation de chaleur me saisit, tandis qu’une odeur de lama rôti emplissait l’air  « Mais qui connait l’odeur du lama rôti ? » Me dis-je. La chaleur était là, l’odeur aussi. Je quittais mon rêve pour identifier la source de ce qui me titillait les narines. Mon dos était en feu. Je m’étais, sans m’en rendre compte, rapproché du seul parasol chauffant encore allumé et le pan de ma veste brulait. Le serveur se précipita, un siphon d’eau gazeuse à la main et m’en aspergea copieusement le dos, mettant fin à mon incendie privé.

Je me dévêtis. Heureusement ma chemise n’avait rien. Aimablement il me proposa un blouson oublié depuis plusieurs mois par un client de passage et me tendit un masque chirurgical.  J’acceptais les deux et quittais l’établissement qui fermait.

Le froid était oppressant, humide, tactile. J’avais récupéré mes Dunhill et le ticket de métro. Je glissais une cigarette entre mes lèvres et l’allumais avec des allumettes raflées sur le comptoir du « Lafayette ». Je tirais sur la fermeture éclair et enfonçais rageusement mes poings dans les poches du blouson inconnu, triturant la doublure où un objet était coincé.

17 Mars - début de l’écriture du roman « fracture».

Alain Bouvreuil écrivain parisien parle de sa rupture avec Cornélie Alcindor une jeune artiste antillaise.

15 avril - Page 43 - Dans la cuisine

…… Elle avait bien fait de partir. Lui, Alain Bouvreuil, l’écrivain célèbre. Lui, qui avait reçu le prix des libraires deux ans auparavant, devait se concentrer sur son art. Il avait besoin de tranquillité et de silence. Personne n’est indispensable. Personne n’est irremplaçable.

Ecrire demande beaucoup de concentration et de sérieux et Cornélie brisait, trop souvent, cet espace clos de questions sans intérêt comme : « Peux-tu m’aider à dénouer cet écheveau de fils de bambou. Tu es patient, moi ça m’énerve. »

Il s’exécutait en cachant sa rancœur derrière un sourire poli. Elle repartait auréolée de notes florales et fraîches associé à un fond rond et sucré. Il gardait cette odeur un peu poudrée sur lui de longues minutes. Puis il secouait la tête et s’en retournait à son clavier.

J’avais peu suivi les évènements qui agitaient le monde durant ces neuf mois d’écriture et de croiser tous mes contemporains masqués m’interrogea. Ils avaient l’air tellement raisonnable. Que cachaient–ils ? Une peur de mourir, préoccupation redondante des vieux, ou une peur de vivre ? J’avançais parmi ce peuple muselé. Ce peuple privé de parole, d’odeurs, de sourires et de rires. Ce peuple en dissonance. Je jetais ma cigarette et ajustais le masque sur mon visage. Je devins, comme eux, un esprit enfermé dans son sac à peau.

Nanti de mon seul ticket de métro, je me rapprochais de l’arrêt « poissonnière » pour me rendre chez ma sœur quand, toujours triturant la doublure, j’eu une pensée pour Jacques, mon ami libraire.

C’était grâce à lui, quand nous étions internes au lycée Henri IV, que j’avais dirigé ma carrière d’abord vers l’enseignement puis, enfin, vers l’écriture. Sa boutique était à deux pas, rue Chabrol. Je tournais deux fois à gauche. Le store banne n’était pas baissé, les caisses de livres d’occasion n’encombraient pas le trottoir. Merde ! C’était dimanche, il était fermé. Je me rapprochais. Il vivait au-dessus de la boutique.

Je tirais machinalement sur le col du blouson de mes deux mains. Une odeur de cuir me piqua le nez et se mêla à celle de brûlé qui collait à ma peau. La nausée me vint aux lèvres, quand un chat sortit d’une porte cochère au replat du trottoir. Je sursautais. Un chien en course derrière le chat me heurta. Déséquilibré, Je ratais le mur de ma main tendue, ma cheville craqua, je tombais en vrille violement et ma tête alla frapper le pavé.

Je m’évanouis.

Page 82 - Dans le séjour puis dans le bureau

……Il était trois heures du matin et Alain arpentait l’appartement désert. La solitude lui pesait dans la tête et dans les bras. A quoi servait ce vide que Cornélia avait rempli de sa présence. Alain brula du regard : la table, les chaises, une à une, comme le ferait Superman de son laser optique. Elle détestait ces meubles ! Pourquoi garder ce bric-à-brac qui encombrait tout l’espace ? Gout personnel, respect pour des morts ! Elle, elle était vivante, elle était là. Elle les parait d’écharpes, de jupons à volants, de corsages endentelés et ces ombres devenaient une ville antillaise au parfum d’ananas et de papaye.

Parfois elle entrait dans le bureau, silencieuse, et glissait ses bras cuivrés autour de son cou fade, par derrière, et elle lisait à haute voix, la dernière phrase qu’il avait saisie sur l’ordinateur. Puis de ses doigts parfumés elle tapait sur le clavier « Je t’aime », au beau milieu du chapitre. Il bougonnait, était obligé d’utiliser la touche « supprime» qu’il détestait.

Il râlait de plus belle. Lui disait qu’il aimait écrire d’un jet, sans rature, directement de sa tête au clavier. Il y aurait bien assez, à reprendre sur le texte, après avoir été « revisité » par sa correctrice….

J’ouvris les yeux sur un monde d’erreur et sur un ciel à crachin. Un couple parlait des dégâts de l’alcool. Je touchais mes cheveux et portais à mes narines cette odeur écœurante de sang et d’eau croupie. Je m’assis sur le sol, le dos appuyé sur la pierre de bornage, les jambes étales. Je vis mon pantalon Armani constellé de taches sombres et d’auréoles nauséabondes. Je n’étais plus rien qu’un esprit sans corps, un concept sans passion. Ma cheville irradiait une douleur lancinante. Je levais le regard vers le trottoir d’en face. Le chat victorieux me regardait de ses yeux verts.

Je me relevais, j’étais à trois mètres de l’entrée secondaire, celle de la cour de la boutique de Jacques, celle qui me mènerait jusqu’à son appartement. Je sautais sur un pied. Chaque heurt me pointait une aiguille jusqu’au cœur. Je sonnais. J’espérais une réponse quand je m’entendis appeler.

-C’est vous Monsieur De Vitalis ? Bonjour ! Qu’est-ce qui vous est arrivé, vous avez l’air tout chiffon. La vieille voisine de cour, de 90 printemps, de mon ami Jacques approchait. Heureusement elle ne vit rien du sang figé sur ma tempe. Je devais faire peur. Elle tirait, derrière elle, son époux tremblotant. Elle ajouta en passant : « On va au bois, notre fille nous attend ».  En effet une Peugeot 206 rouge était stoppée en double file. Elle ajouta en poussant le vieil homme à l’arrière, avant, elle-même, de s’installer à la place du mort : « Votre ami n’est pas là. Il est en week-end à Florence. Il ne rentrera que ce soir vers minuit ».

Cette nouvelle provoqua chez moi une sensation de déjà-vu. La voiture démarra. Je restais seul devant la porte de fer verte. Que faire !

Une odeur de graisse et de caoutchouc me fit tourner la tête vers une seconde porte entrebâillée. Un réduit était en ajout sur la façade. Un vieux vélo gisait sur une poubelle et contre le mur, prise dans une toile d’araignée une canne anglaise. En deux bonds et trois gestes elle était dans ma main. Elle était rouillée mais à ma taille. Je m’appuyais, je respirais mieux. 

Au sortir de la cour, il se mit à pleuvoir. Des gouttelettes fines, insidieuses qui vous pénètrent jusqu’à la peau. Personne ! Je descendis le masque vers mon cou. Dans le rideau fin et mouillé, je vis un halo de lumière jaune indiquant un commerce ouvert. Je décidais de me mettre à l’abri. J’avançais péniblement, jusqu’à cet oasis, prêt à demander de l’aide.

Ma blessure à la tempe, mes cheveux trempés, le blouson anachronique sur mon Armani repoussant. Je ne savais même pas à quoi je pouvais ressembler.

Des fleurs coupées emplissaient le trottoir. J’étais devant un fleuriste, seule boutique autorisée à l’ouverture en ce dimanche confiné. J’entrais, Plusieurs couronnes de deuil étaient posées au sol. Le texte d’un des rubans me frappa. A mon amour!

Moi, qu’avais-je fais du mien ?

Page 153 - Au bureau

….. Cet aspect de son caractère ne l’avait même pas effleuré. Elle prenait soin de lui comme d’un objet précieux. Le verre d’eau dans une main, le cachet blanc dans l’autre, elle laissait buller le liquide et le déposait à l’écart du clavier, près de sa main gauche. Parfois elle accompagnant ce geste d’un baiser sur ses cheveux juste derrière l’oreille et elle ajoutait : « Tu sens bon ». Pourquoi s’être privé de ces baisers. Parce qu’une fois, une seule, l’eau médicale s’était renversée. La belle affaire ! Elle avait ri et essuyé le bois et le cuir du sous-main, séparant l’ordinateur du bureau Napoléon III, avec son écharpe. Lui, tenant à deux mains le clavier à hauteur de ses yeux, avait pesté sur la maladresse des femmes. Mais de quelle maladresse parlait-il ? Celle qui consiste à éconduite les gestes tendres, celle qui fustige la compassion. Le tableau vit par les mains de l’artiste mais il trouve son éternité dans les yeux qui l’admirent…..

Une profusion de couleurs me sauta au visage. Sandra revenait, elle émergeait des cyclamens du Caucase avec leurs petites fleurs trapues, retournées vers l’arrière. Elle dansait parmi les Iris nains qui parlent d’espoir et de courage (ce qui me manquait le plus), Elle colorait de ses fils de laine, les Hellébores  les roses de Carême, aussi blanche qu’un cierge d’église. Et enfin, elle brassait de ses mains aux doigts agiles le Jasmin d’hiver avec ses fleurs jaunes et son parfum entêtant porteur d’amour, de beauté et de sensualité. (Tout ce que j’avais perdu).

Page 187 – Dans l’entrée

….. Elle avait installé son métier à tisser de haute lice dans ce qu’on aurait pu qualifier d’entrée mais qui était en fait une pièce noire. Il avait fait casser le mur du couloir et agrandi l’espace. Depuis la machine de bois et de fer trônais tel un voilier en construction.

Installée devant, elle mêlait les fils écrus de laine brute à des fils d’or, où le soleil venu de la cuisine, accrochait ses rayons, faisait chatoyer la pièce comme l’eau danse dans les frondaisons qui surplombent les rivières. Elle glissait alors un lambeau de toile sombre, ocre, vert d’eau ou brun et naissait entre ses doigts un feuillage de sous-bois d’où surgissait parfois une fée vêtue de voiles ou un lutin au chapeau pointu.

Elle était ma richesse, mon tout, mon entier. Elle tissait des poèmes de toile. Elle se savait artiste et ce savoir portait en lui sa récompense. Elle s’intéressait à l’art autrement que pour en parler. Elle était l’art…..

 

La pendule au-dessus du comptoir indiquait 15h15. Je m’entendis dire : « Holà, il y a quelqu’un ? » Pour toute réponse je perçu un glissement. Une jeune femme, toute menue, sortit de derrière le comptoir. Elle était pliée en deux et tenait son ventre d’une main et un bouquet de freesias dans l’autre. Elle passa sous l’arc d’une fougère et dit : « Monsieur ! »

Sur son invite, je commençais à parler de ma porte claquée et du besoin que j’avais de rejoindre la porte d’Italie. Elle m’arrêta d’un geste, posa son bouquet sur le comptoir près d’un livre ouvert et posé à l’envers. On pouvait y voir ma photo sur la quatrième de couverture. J’ajoutais : « Vous me connaissez, nous sommes voisins, pouvez-vous me prêter votre véhicule ? » De nouveau elle m’intima silence. Le sien commença à m’inquiéter et je la regardais. Un petit visage rond, auréolé de boucles blondes, une paire de lunettes ocre qu’on devinait à large correction, posé sur un nez droit et une bouche rose qui murmura à nouveau : Monsieur !

C’est là que je vis une goutte de sang glisser le long de sa jambe, une suivante tomber sur le carrelage humide et s’élargir. C’est là que je vis qu’elle était enceinte et qu’elle souffrait.

Elle sortit un portable de la poche de son tablier et me demanda d’appeler les pompiers. Je composais le numéro d’urgence. Le professionnel m’interrogea sur les symptômes que présentait la jeune femme puis me demanda son nom et son âge. Elle était allée s’asseoir, près de l’entrée, sur un tabouret tripode utilisé pour rehausser les vases de métal. Je me rapprochais d’elle. J’appris qu’elle s’appelait Clara et qu’elle avait 23 ans. Son époux, dépanneur chez E.D.F. était en déplacement en Corse où une tempête de neige avait couché les poteaux électriques isolant plusieurs villages. Le pompier m’assura de la venue de ses collègues et raccrocha.

Elle me supplia de rester près d’elle, au moins, jusqu’à leur venue. Quelques instants plus tard une fourgonnette escalada le trottoir. Un homme fit irruption dans la boutique, attrapa les couronnes mortuaires et repartit aussi vite qu’il était entré. Il ne nous avait même pas jeté un regard.

Je me rapprochais de la jeune femme. Lui pris les mains. Clara se concentrait sur sa respiration et ponctuait chaque moment de répit, entre deux contractions, d’un sourire à mon endroit. Soudain elle cria et planta ses ongles, qu’elle avait courts, dans mon avant-bras. Je grimaçais et me dégageais, argumentant qu’il me fallait guetter le camion rouge. Il pleuvait toujours.

Page 205 - A son bureau

..…Il abandonnerait son arrogance comme on se défait d’un manteau de pluie Imprégné d’orage. Il construirait des demains possibles, des présents en cadeaux, des heures et des minutes, pourvu qu’elle revienne. Il devait se retrouver pour pouvoir l’aimer. Oublier l’être admiré par les fans pour retrouver celui qui dormait encore au fond de lui. Le questionneur de page blanche.

Il était terrifié si elle ne revenait pas. Si elle errait sans but de l’un à l’autre. Pire, si elle trouvait une épaule amie pour pleurer. Il ne pouvait s’être trompé à ce point. Tous leurs échanges transpiraient l’amour. Elle était partie. Il attendrait ! Qui pourrait aller lui dire qu’elle était pour toujours, sa préféré, son unique sa femme aimée…..

Collé à la vitre humide, j’eu soudain comme une angoisse et me retournais. Clara glissait doucement du tabouret vers le sol. L’évanouissement l’avait prise sans bruit. Je la rattrapais de justesse, elle laissa aller sa tête dodelinante contre ma poitrine. Ma cheville ne me soutenant plus, Je pliais sous le poids et me laissais glisser, à mon tour, vers le sol, entre les chrysanthèmes et les roses. J’éternuais. Elle ouvrit les yeux.

-Ne me laissez pas ! Je vous en prie ! J’ai peur !

 

Page 237 - Dans la chambre

….. Il la revoyait marcher dans la chambre, écarter le voilage blanc et s’exposer nue aux regards des habitants des immeubles en façade. Dès la première nuit il comprit qu’elle ne parviendrait pas à accéder au plaisir. Des pratiques ancestrales l’avaient privé à jamais de cette joie. Son orgueil alors avait été blessé plus qu’il n’aurait su le dire. Ce qui le révoltait hier lui aurait été plénitude en ce jour gris. Elle était partie et pourtant elle remplissait de son absence l’espace vide. Elle se reflétait dans chaque miroir. Elle laissait danser ses cheveux bouclés sur l’air et sa fragrance se diffusait lentement à hauteur de ses narines. Sa passion pour elle lui ôtait tout vocabulaire. Lui le maitre dans l’art de se connaitre, s’ignorait…..

Tout à coup Clara fut prise d’un hoquet. J’attrapais le premier vase vide à ma portée et le lui présentais. Elle vomit trois fois et parut mieux. Mon estomac rempli de café, ma chute, l’odeur de vomi, tout concourra à faire monter à mes lèvres une nausée inévitable et pourtant…..

Le claquement sec de l’ouverture de la porte sur trois gaillard tout de bleu et de rouge vêtus me bloqua net.

Ils la soulevèrent délicatement et l’installèrent sur une chaise de transport. J’expliquais :

-Elle vient de s’évanouir

-Vous êtes le papa

-Non

- Oui, c’est mon père.

Je me relevais péniblement, ramassait ma canne.

-Vous êtes blessé ?

Je m’asseyais sur le tabouret. Le pompier s’accroupit devant moi et ôta chaussure et chaussette. Ma cheville enflée avait viré au bleu violet. Il commenta : « Fracture ! » Et ajouta : « On l’embarque aussi ».

Un pompier ferma le magasin et remis les clefs à la jeune femme. Nous nous retrouvâmes, elle allongée, moi assis près d’elle, dans le camion rouge qui lança sa sirène vers le ciel de Paris. Nous nous tinrent la main longuement alors que la distance vers la maternité Lariboisière n’était que de quelques pâtés de maison. Il me vint au cœur cette phrase : « toute vie est un chant d’allégresse ». 

Page 278

….. Il fallait à présent qu’il la cherche et qu’il la retrouve, qu’il demande pardon, qu’il demande grâce. Son amour était sa richesse. Pas comme un bien que l’on possède mais comme une plénitude qui vous accompagne, comme une croyance en Dieu présent à vos côtés. Paris n’était pas si grand. Simone pourrait l’aider. L’univers artistique était un microcosme ou chacun connaissait l’autre. Si Cornélia n’exposait plus dans sa galerie elle serait chez un confrère…..

Des infirmiers transférèrent le drap garni de la jeune Clara sur un brancard, libérant, de ce fait, les pompiers qui, posant leur dossier sur ses jambes, s’éloignèrent vers leur véhicule. Je suivis sans y penser, le troupeau blanc et remuant. Clara me pressa la main. Je ne m’étais pas rendu compte que ce cordon charnel ne s’était pas rompu. Je boitais dans le couloir vert pâle aux néons trop blancs. Une double porte s’ouvrit sous la poussée violente du chariot. Je fus happé par le vantail et ce choc me désolidarisa de Clara. Je la laissais partir, inquiet. Je repensais au sang car, malgré mon ignorance de ce genre d’évènement, je savais que ce n’étais pas bon signe.

-La salle d’attente est juste là ; me dit une infirmière masquée de blanc en me désignant une porte ouverte sur une pièce inoccupée. Et elle ajouta autoritaire : « Faites voir votre cheville ! ».

Le fauteuil de plastique orange, vissé au sol me reçut. Inconfortable référence de l’attente angoissée. Je n’osais pas demander de l’aide, Je n’osais pas dire mon nom.  Qui aurait reconnu l’écrivain célèbre dans ce tas de chiffon blessé et nauséabond. Cet état m’allait bien, je m’en accommodais. Même la souffrance de ma cheville révélait l’état de mon cœur. J’étais dévasté. J’attendrai minuit ici, dans cet univers rassurant et aseptisé. J’ouvris mon blouson.

Les heures passaient. Les gouttes de pluie glissaient en silence sur la vitre. Je contemplais le distributeur de boisson chaude. J’avais perdu tous mes mots.

Au bout de quelques heures mon ventre parla pour moi. Il gémit, gronda sa faim. Je glissais la main dans ma poche et en ramenais trois euros. Je n’arrivais pas à combler, de mes pas, les trois mètres qui me séparaient du robot salvateur. J’hésitais. Tiens ! Il me manquait une chaussure ! Ma cheville me lançait horriblement, bien à l’abri dans la gangue de l’attelle provisoire posée par les pompiers. La canne rouillée dormait sur le sol.

Un petit garçon d’une dizaine d’années, flaqué d’une petite sœur qui était son portrait, m’aborda. Je bougonnais. Qu’est-ce qu’il me veut celui-là ! Il n’a pas de parents, les enfants quelle plaie !

-Monsieur, tu veux que je te prenne quelque chose ? Je sais faire ! J’ouvris ma main en marmonnant : « café ». Il glissa ses doigts frais dans ma paume fiévreuse. J’accueillis cette énergie bienveillante. Elle envahit ma main, remonta le long de mon bras irrigua tout mon corps. L’instant suivant Je tenais un gobelet de carton brûlant.   

Page 315

…..Quand elle se mettait à tisser, sa chihuahua couleur lavande, aux yeux jaunes, venait se lover dans l’entrelacs de fibres textiles et s’endormait. Elle n’osait la déranger me disant que cette contrainte poussait sa création. Je supportais mal cette bestiole, un peu de jalousie peut-être, mais je dus reconnaitre qu’elle m’apprivoisa. De son humeur égale, de son indépendance discrète, de son éducation sans faille…..

Les heures défilaient. Je restais prostré. La nuit était venue. L’enfant avait disparu. J’étais dans un nuage ouaté d’odeurs médicales et de tabac. Qui s’intéressait encore au grand Norbert De Vitalis.

Je ne construisais plus de phrase mais des images. Je voyais ma sœur, à Florence, devant le palais Strozzi enceinte de neuf mois. Ou alors déambulant dans la cour d’honneur du Palazzo Vecchio en robe de voiles blancs et la tête couronnée de fleurs rouges. Tout près d’elle mon ami Jacques, le libraire, un livre ouvert en guise de chapeau, avec ma photo en quatrième de couverture, riait.

Une infirmière me secoua : « Je vous ai cherché partout. Venez, l’enfant est là. C’est un garçon ». Elle me pista dans les couloirs, puis me désigna une porte. Je frappais et entrais. La tête appuyée sur les oreillers, Clara souriait. Je m’approchais et regardait cette petite chose endormie contre sa hanche gauche.

-Je vous remercie Monsieur De Vitalis de m’avoir accordé de votre temps. (Elle m’avait donc reconnu).

-vous avez l’air fatigué, vous devriez rentrer chez vous. Je renonçais à lui donner des explications et acquiesçais de la tête.

-Vous voulez le voir ? Je me penchais vers l’avant. Etait-il possible qu’une si petite chose engendre autant de conséquences ? Je lui dis au revoir en promettant de passer à la boutique. Je quittais la pièce en ayant soin de fermer la porte le plus doucement possible.

Page 322

….. Bien sur que les déménageurs avaient tout emportés en son absence ; pourtant, malgré la séparation, leur lien ne s’était pas rompu. Chaque jour elle l’attachait  encore de ses rubans de toile, de ses fils de laine qui trainaient, çà et là, dans les encoignures des portes, derrière les fauteuils ou sous son bureau. Il ne balayait plus ….. 

La maternité était silencieuse on n’entendait que le choc de ma canne contre le sol.

A l’ouverture automatique des portes vitrées le froid me saisit. J’empruntais le boulevard de Magenta vers la station de métro Barbes Rochechouart. Il me faudrait environ 40 minutes pour rejoindre la porte d’Italie. Paris sentais l’asphalte, la poussière détrempée, l’essence. La pluie avait cessé. Un couple d’hommes, masqué de rouge, me jeta un regard oblique.

Dans le métro, à l’humidité moite, je scannais mon ticket. La station était vide.  Je m’adossais au mur carrelé de blanc et attendit. Puis je passais ma main libre dans mon cou et tirais sur mon épaule. Quelle journée !

Assis dans la dernière rame, au fond comme à mon habitude, je décidais de déchirer la doublure pour voir ce que recelait la poche du blouson inconnu. Je tirais bientôt un entrelacs de fils de satin agglutinés. Au cœur du nœud je dégageais une bague de fiançailles d’un autre temps.

Page 335 - L’engagement

 ….. Elle était sa liberté qui modifiait sans cesse son existence. Pour la garder, il fallait qu’il perde la sienne, qu’il accepte de faire la paix entre le lion et l’hydre. L’oiseau ne se soucie pas de sa pitance, chaque jour lui apporte ce dont il a besoin. Ainsi entre eux apaisés et lui, il serait vainqueur. Il pourrait vivre près d’elle sans se soucier du devenir…..

Le métro égrenait ses stations, de leur lumière vive, après la nuit du tunnel. Ainsi étaient passées mes mois avec Sandra ; des éclairs de lumières dans le sombre de ma vie. Pourquoi ne m’en étais-je jamais aperçu ?

J’eus un sursaut d’espoir. Très bientôt elle lirait « fracture » et elle saurait. Les raisons de mes hésitations, de mes doutes, ce vide immense qu’elle avait laissé. Ce besoin palpable de ma présence, même silencieuse, à ses côtés. Cette lumière d’arc-en-ciel qu’elle avait arraché de mon être en partant.

Je levais les yeux sur le chemin des stations : Nationale ! Plus qu’un arrêt avant la porte d’Italie. La rame crissa. Je glissais la bague à mon annulaire et attrapais ma canne.

Au dehors la nuit était totale. Une lune froide frangée de givre me regardait. Je grelottais de fièvre. La maison de ma sœur était silencieuse. Qui avait parlé de minuit ? Je traversais le jardinet au portail sans serrure.

J’approchais de la véranda quand j’entendis aboyer. J’appuyais mon visage contre la vitre et vit le petit animal dressé, pates écartées, sur un monticule de textiles aux couleurs de l’arc-en-ciel et, derrière lui, immense, le métier à tisser, comme un vaisseau à quai.

Où étaient-elles ?

Une main m’emprisonna le cœur.  

Où était-elle ?

Page 285 - Raccord

….. Midi. Il avait mis, ce jour-là,  son alpaga bleu nuit de chez Armani pour se rendre chez son éditeur. Le manuscrit était sur la table de la cuisine dans sa chemise de papier bleu. Plus qu’un dernier coup d’œil dans le miroir…..

Minuit. Sandra la clef de l’appartement posée à côté d’elle sur la table de la cuisine, tourna la dernière page du manuscrit. Elle resta longtemps, les deux mains posée à plat sur les feuillets. Puis, elle dressa le paquet blanc devant elle, tapa sur la tranche et le glissa dans la chemise bleue. Le givre cristallisait la verrière en milliers d’étoiles qui inondaient son cœur.

A gestes habitués, elle prit le bocal de café, emplis d’Arabica la cafetière, versa le liquide bouillant et, quelques minutes plus tard, pressa sur le piston. La tasse fumante à la main, elle jeta un regard vers l’appartement d’en face.

Aucune lumière ne filtrait, aucun brut ne venait à ses oreilles dans le silence froid de la nuit. Où étaient-ils ? Une pointe de jalousie lui piqua le cœur.

Où était-il ?

POSTFACE

Elle ouvrit la porte. La première chose qu’elle vit fut la bague - les femmes ont un don pour ces choses là - Elle attrapa ma main, m’attira à elle et plaqua sa bouche sur la mienne. Je goutais ses lèvres parfumées de senteurs nouvelles,  J’écoutais le murmure du monde qui chantait à mes oreilles et je sombrais irrémédiablement dans le bonheur.

F. Contat - La Magnanarié été 2021

Cet autre c’est bien moi et toujours moi.

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